Entretien avec Sebastian Meise

Primé entre autres au Festival de Cannes, Great Freedom est un long métrage romanesque et bouleversant. L’Autrichien Sebastian Meise raconte l’histoire de Hans (incarné par le génial Franz Rogowski), dont l’homosexualité lui vaut d’être incarcéré dans l’Allemagne d’après-guerre. Ce film d’une brillante intelligence sort en salles ce mercredi 9 février et nous vous conseillons de ne pas le manquer. Rencontre avec son réalisateur…


A quel moment de l’écriture du film avez-vous opté pour cette structure narrative non-chronologique ?

L’idée n’était pas présente dès le tout début, la première version du scénario suivait la chronologie du récit. Elle montrait également la vie de Hans, le protagoniste, en dehors de la prison. Entre chacune de ses arrestations, on voyait donc son appartement, son travail, mais aussi toutes les relations amoureuses qui échouaient toutes plus ou moins. Le seul autre personnage récurrent dans sa vie est Viktor. Hans le rencontre dès 1945 puisque c’est le moment où ils partagent leur cellule. A chacun de ses nouveaux séjours, Viktor est toujours là puisqu’il purge une peine à perpétuité pour meurtre.

Choisir une structure non-narrative nous permettait de souligner qu’à l’inverse de Viktor, Hans reste considéré comme un criminel qu’il soit dans ou en dehors de la prison. Libre ou non, il est toujours considéré comme bon à enfermer. C’est là toute l’absurdité de la loi de l’époque : il ne peut pas purger sa peine, il ne peut rien faire d’autre qu’être lui-même et continuer à vivre ainsi. Enlever du scénario tout ce qui se passait en dehors de la prison devenait alors une métaphore. Par ailleurs, mélanger les époques montrait aussi que Hans était comme prisonnier d’une boucle temporelle, un labyrinthe dont il n’y a pas de sortie. Les années passent mais rien ne peut changer.

C’est l’idée qu’exprime le dénouement du film. Est-ce une fois que vous aviez cette nouvelle narration en tête que cette scène de fin s’est imposée ?

Voilà, on n’aurait pas pu avoir un fin pareille dans les premières version du scénario.

Vous avez tourné le film dans l’ordre chronologique inverse, c’est à dire en remontant les époques. Pourquoi cela ?

C’était tout simplement plus simple, car Franz devait perdre du poids pour tourner les scènes situées en 1945, puisque son personnage sort des camps. On avait d’ailleurs une longue pause prévue entre toute la première partie du tournage et cette dernière partie, afin de lui permettre de faire son régime. Or la pandémie s’est déclarée juste au moment de reprendre le tournage. On a donc dû tout arrêter. Franz à donc dû faire son régime une deuxième fois quand nous avons pu reprendre. Il a perdu 12 kilos à chaque fois, cela n’a pas été simple pour lui.

Comment votre scénariste Thomas Reider et vous avez-vous découvert et sélectionné les différents témoignages sur lesquels se base Great Freedom ?

Nous nous sommes rendus au Schwules Museum, le musée gay de Berlin , qui est un endroit passionnant. Nous avons pu y voir des vidéos d’entretiens avec des hommes ayant vécu ces situations. Nous nous sommes tout de suite dit qu’il nous fallait essayer de retrouver leurs traces. Nous avions quelques contacts dans la communauté gay en Autriche, on nous a présenté des hommes qui avaient été arrêtés et emprisonnés pour homosexualité dans les années 60.

Nous nous sommes rendus dans un bar gay en particulier, très connu. Il s’agit d’ailleurs moins d’un bar que de l’un de ces cafés viennois à l’ancienne, très agréables. On y trouve souvent des couples âgés assis dans le fond. A chaque fois que nous en voyions, nous allions nous présenter, et tous sans exceptions avaient eu à faire à la loi dans les années 60. La plupart d’entre eux n’en avaient jamais parlé à qui que soi, et s’ouvraient pour la première fois. Il y a d’ailleurs eu un moment très émouvant où l’on discutait avec deux hommes qui étaient en couple depuis 40 ans, et l’un d’entre eux a avoué à l’autre pour la toute première fois qu’il avait fait de la prison pour homosexualité.

Il faut comprendre à quel point c’était tabou. Ils ont été considérés comme criminels toute leur vie durant. Ils pouvaient mener une vie normale en apparences, mais leur casier judiciaire d’ex-prisonniers n’a pas été effacé, ce qui les empêchait d’avoir accès à beaucoup d’emplois et de logements.

Certains d’entre eux ont-il refusé de revenir sur cette période de leur passé ?

Non, ils ont tous été très ouverts à la discussion, et cela d’emblée.

Est-ce que les Autrichiens d’aujourd’hui ont conscience de la manière dont ont été traités les homosexuels chez eux pendant des décennies ? S’agit-il de quelque chose de tabou ou bien de connu dans la société contemporaine ?

Non, pas du tout, personne ne le sait ! C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avions très peur des réactions, en particulier de la part de la communauté gay. Il s’agit d’une page fondamentale de l’Histoire gay et pourtant elle est tellement méconnue, que nous redoutions d’arriver avec nos gros sabots et d’expliquer à leur place aux homosexuels ce qu’ils avaient vécu. Nous craignions de ne pas être légitimes à transmettre ce récit. Au final, même si certains n’aiment pas le film, les retours ont été positifs, tant mieux.

D’où viennent les images de surveillance de toilettes publiques que l’on voit au début du film ?

Nous avons appris qu’à l’époque, il y avait effectivement des caméras de vidéosurveillances cachées dans les toilettes pour hommes. Un système qui a d’ailleurs perduré jusqu’au début des années 80. Aujourd’hui on ne trouve hélas plus aucune trace des ces images. Les seules images existant encore viennent des États-Unis. L’artiste William E. Jones en a d’ailleurs fait un montage dans son film Tearoom.

A propos des États-Unis, l’une des révélations les plus cinglantes du scénario concerne le rôle des alliés dans la perpétuation de l’homophobie à la libération…

Je crois qu’en Autriche comme en Allemagne, tout le monde a désormais plus ou moins conscience que la bureaucratie nazie n’a pas disparu du jour au lendemain à la fin de la guerre. En revanche, j’ignorais complètement que les États-Unis ou le Royaume-Uni possédaient des lois homophobes similaires et qu’ils faisaient donc partie d’un même système de persécution des homosexuels. Pour les homosexuels, il n’y avait vraiment pas de porte de sortie : à peine sortis des camps, ils étaient renvoyés en prison. Savoir que les gens qui vous ont sauvé de l’enfer vous considèrent quand même comme des criminels et que vous méritez d’être enfermés, c’est inhumain.

Qu’est-ce qui vous a motivé à tourner le film dans une authentique prison ?

Oh, c’était très compliqué, au final. D’abord parce que l’espace est évidemment très limité. Il faisait très froid l’hiver, c’était sale. L’endroit était complètement vide, nous avions donc une totale liberté de la transformer en plateau de tournage, de repeindre les murs, de changer les portes, etc. C’était idéal de pouvoir tourner dans un lieu avec une telle histoire. J’ai vraiment l’impression que ça a apporté quelque chose de spécial à toute l’équipe, en particulier aux acteurs. En studio, ç’aurait été trop propre (rires).

Lors de la conférence de presse du film au Festival de Séville, vous avez révélé avoir eu comme référence cinématographique principale L’Évadé d’Alcatraz de Clint Eastwood, ce qui une référence inattendue car très hétéro, pour le coup.

J’ai vu le film quand j’étais tout petit, je crois que je lui dois toute ma fascination pour les films de prison. Je dois avouer que finir en prison est l’un de mes pires cauchemars. Certaines personnes rêvent toute leurs vies qu’ils passent des examens pour lesquels ils n’ont pas révisé, moi c’est la prison (rires).

Est-ce que faire Great Freedom a exorcisé cette peur ?

Non, rien n’a changé ! Pour revenir à mes références, j’ai tendance à chercher non pas des modèles dont m’inspirer, mais aussi à l’inverse des modèles qui m’inspirent à rebondir vers d’autres directions. Je me souviens qu’à cette conférence de presse, j’ai également parlé de deux autres films de prison : Un chant d’amour de Jean Genet et de Le Baiser de la femme araignée d’Héctor Babenco. Ce sont deux chef d’œuvres qui m’ont beaucoup inspiré, mais ils m’ont également permis d’y voir plus clair sur des pistes que je souhaitais ne pas suivre.

Par exemple, je n’était pas du tout intéressé par l’esthétique fétichisante sur le folklore de la prison tel qu’on le trouve chez Genet, car je voulais que Great Freedom parle davantage d’un désir de chaleur humaine que de sexualité. Dans Le Baiser de la femme araignée, le personnage homosexuel (par ailleurs brillamment interprété par William Hurt) est presque dépeint comme un extraterrestre, un être foncièrement à part, alors que je voulais précisément montrer des hommes ordinaires. Heureusement le cinéma queer et la représentation des homosexuels ont beaucoup évolué.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 26 janvier 2022. Un grand merci à Michel Burstein. Crédit portrait : Elsa Okazaki.

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