Entretien avec James Vaughan

Sophistiqué et d’une grande beauté, Friends and Strangers de l’Australien James Vaughan raconte l’angoisse faussement ouatée d’un personnage insaisissable, qui n’est à sa place nulle part. Ce film séduisant, triste et singulier était l’une des nombreuses très bonnes surprises du dernier Festival de Rotterdam et est désormais visible sur Mubi. James Vaughan est notre invité.


Quel a été le point de départ de Friends and Strangers ?

Friends and Strangers est né d’une situation compliquée. Je venais de passer des années à co-réaliser un documentaire sans pouvoir le mener à terme de façon satisfaisante. Au final, ce film n’est jamais sorti. Après cela j’ai changé de ville et ce fut une période difficile en termes de santé mentale : je me sentais perdu. Je n’avais jamais désiré un « job » dans le milieu du cinéma, je voulais juste faire des films selon mes propres désirs. Mais je n’arrivais pas à concrétiser cela de façon financière ou créative. J’étais loin d’être le seul dans ce cas de figure en Australie. Toutes celles et ceux que je rencontrais dans des semblants de communautés artistiques à Sidney partageaient la même frustration. L’optimisme de l’apprentissage à la fac avait laissé place chez nous à une langueur post-universitaire inconfortable et décourageante.

A cette époque-là, les occasions de travailler étaient de simples miettes, elles était rares ou carrément inexistantes. Notre motivation était mise à l’épreuve et beaucoup d’entre nous ont vu leurs rêves s’envoler. Ce sentiment de désintégration m’intéressait. Je ne suis pas forcément friand de drames psychologiques anxiogènes, mais l’exploration d’un certain état d’esprit, à la fois profondément intime et lié à quelque chose de plus global et socioculturel, voilà qui me paraissait être un bon point de départ.

Dès lors, j’ai commencé à écrire le scénario, lentement, d’abord sous forme de collage de différentes vignettes : des rencontres, des observations, des situations tragicomiques… J’ai écrit certains rôles en ayant en tête des amis et des connaissances susceptibles de les interpréter, même s’il ne s’agissait pas d’interprètes professionnels. Toutes ces vignettes avaient leurs propres qualités mais elles pouvaient aussi s’imbriquer thématiquement dans un ensemble plus ambitieux. Je ne crois pas qu’un film puisse se contenter de n’être qu’une compilation de moments, le liant entre les scènes est tout aussi fondamental. Au fil des réécritures, le film s’est donc éloigné de sa structure d’origine et j’ai essayé d’en dégager une dynamique intérieure. Ce processus a pris plusieurs années car j’essayais en parallèle de lever des fonds pour financer le film.

Visuellement, il y a une beauté paisible dans Friends and Strangers. Comment avez-vous abordé le style formel de votre film pour raconter cette histoire en particulier ?

J’ai toujours su que le film serait majoritairement composé de plans fixes. C’est un parti-pris esthétique qui laisse énormément de place aux détails, et qui donne lieu à un travail de précision sur le placement des comédiens, des lumières et des décors à l’intérieur du cadre. De façon générale, cela rend la mise en scène plus riche. Je prends plaisir à consacrer du temps à cette étape, qui demeure un travail collégial. Cela me paraissait également être un choix adéquat dans la mesure ou cela souligne qu’il s’agit d’un film d’observation, même si paradoxalement les personnages observés sont si énigmatiques qu’ils défient toute interprétation. A mes yeux, les plans fixes permettent de mettre le doigt sur cette contradiction-là. De plus, j’ai toujours aimé me fier à la structure classique des différentes gammes de plans (gros plans, rapprochés, d’ensemble…). Aussi approximatives soient-elles, ces catégories génériques sont pour moi une honnête retranscription de la manière dont on voit et observe les choses. A l’intérieur-même de ces conventions somme toute banales se trouve un océan infini de contrastes, de jeux et d’expérimentations.

C’est surtout en travaillant avec le brillant chef opérateur Dimitri Zaunders que j’ai pu établir le style visuel du film. Nous avons réduit les éclairages au plus strict minimum (ce qui était paradoxalement loin d’être simple), et nous avons utilisé le plus possible les éclairages naturels. Nous avons soigneusement élaboré le planning de tournage en fonction de la lumière du jour. C’est cela (ainsi que les plans d’insert sur les rues calmes de Sidney, les parcs et les point de vue sur le port) qui crée ce sentiment de voluptueuse sérénité et de profondeur. Je souhaitais que ces paysages soient presque dignes du jardin d’Éden. Je souhaitais qu’ils traduisent à la fois le charme esthétique de Sidney (tout en conservant des indices sur son histoire précoloniale), et une certaine superficialité. Celle de certaines personnes aisées et paresseuses du milieu de l’art, léthargiques à force de trop s’écouter et de rester sans but, mais aussi la superficialité de la société dans son ensemble : notre auto-satisfaction permanente, notre lâcheté morale et la profonde illusion sur qui nous sommes vraiment.

Ray ne semble jamais être à sa place et il y a quelque chose de mystérieux et insaisissable à son sujet. Comment avez-vous collaboré avec Fergus Wilson sur un tel personnage ?

A bien des égards, c’est un personnage auquel il est très difficile de s’identifier. Il n’a pas de handicap ou d’obstacle majeur dans sa vie, et pourtant il galère face aux choses les plus simples. Il peine à s’épanouir en tant qu’individu, mais aussi à agir correctement en société. J’ai toujours su que ce personnage allait représenter un défi. Cela n’a rien d’évident de faire passer du sens à travers un personnage qui n’est ni bon ni mauvais, alors qu’en tant que spectateur on est habitué à des personnages tout blancs ou tout noirs, avec quelques nuances tout au plus. Il est inerte. C’est quelqu’un et en même temps, c’est personne. Un tel personnage court toujours le risque de provoquer le rejet, d’être vu comme trop lisse, fade ou pas fini. Et pourtant je trouve ça profondément humain de ne rien ressentir, et j’aime beaucoup ce genre de personnages.

Je savais que les auditions allaient être fondamentales car j’avais besoin d’avoir un lien très fort avec l’acteur. Ce n’était pas tant que je tenais à ce qu’il me ressemble, mais comme j’envisageais le film comme une concrétisation de mon état d’être, il fallait qu’on soit sur la même longueur d’onde. Il fallait qu’on puisse se comprendre sans utiliser de mots. Je voulais m’assurer qu’on puisse tourner sans avoir besoin de sortir de cette bulle mentale et de rediscuter sans cesse des motivations intimes du personnage.

Cela fait des années que je connais Fergus, qui joue Ray. On s’est rencontré sur le film de fin d’étude d’un ami commun. Il s’était porté volontaire pour m’aider sur mon projet, et son premier poste a été de filmer les auditions des premiers acteurs envisagés. A la fin d’une journée éprouvante, il nous restait quelques minutes de libre au studio, j’ai demandé à Fergus de se placer de l’autre coté de la caméra et de lire le texte. Au bout de dix secondes à peine, j’ai compris que ce serait lui et personne d’autre, et à partir de là tout s’est déroulé avec énormément de simplicité. Il a instinctivement capté le personnage, sans jamais surjouer l’aspect comique de certaines répliques. De plus, il possédait des qualités que certains interprètes mettent parfois des années à développer : la mémoire, mais aussi la capacité à garder son calme sous pression, et cette manière d’avoir toujours conscience de la caméra sans que cela affecte le naturel de sa performance.

Pouvez-vous nous parler de votre choix d’utiliser l’humour et la paranoïa comme outils pour évoquer la culpabilité inconsciente des Blancs, riches, australiens vivant sur une terre aborigène ?

Quiconque à un œil critique le sait : l’humour est un mode de communication particulièrement pratique. Tout le monde aime rire. Ça fait du bien, mais c’est aussi un état de pure ouverture où on laisse l’autre voir exactement ce que nous pensons. C’est très dur de faire semblant de rire, et c’est tout aussi dur d’arrêter de rire une fois qu’on a commencé. On a également plus de mal à raisonner ou se disputer avec quelqu’un qui rit. C’est donc un excellent outil pour aller fureter du côté des choses que l’on préférerait normalement éviter. Mais le rire possède une autre dimension. Souvent, on rit parce que l’on se retrouve face à quelque chose de nouveau. Pas quelque chose de radicalement différent, mais un élément familier vu sous un nouvel angle. Ce qui s’opère dans la plupart des cas, c’est une connexion inattendue entre deux choses qu’on n’avait jamais reliées jusqu’ici.

On a tous conscience qu’il est lâche de fuir nos problèmes plutôt que d’y faire face. On sait qu’il ne s’agit pas d’un comportement admirable. Pourtant, c’est ainsi que l’Australie s’est toujours comportée, politiquement et culturellement, vis à vis de son passé colonial et de son identité indigène. L’humour permet ici de mettre face à face une idée abstraite (les valeurs morales qu’on pense être les nôtres et dont on se vante) à son reflet concret dans la vraie vie : à savoir la manière flagrante dont ces valeurs sont niées dès qu’elles rentrent en conflit avec nos intérêts immédiats. Le rire permet que ce face-à-face ne soit pas trop menaçant, il peut même devenir plaisant.

La paranoïa c’est autre chose. A mes yeux il s’agit moins d’une stratégie de communication que d’un réflexe face à la réalité. J’ai souvent remarqué que quand les gens font preuve d’une paranoïa récurrente envers certaines personnes ou certains éléments, c’est qu’ils y reconnaissent ou y soupçonnent quelque chose d’eux-mêmes, sans vouloir l’admettre pour autant. L’Australie est un pays qui a volé tout son territoire, avec pour unique justification l’idée qu’on pouvait le faire et s’en tirer sans problème. Pas étonnant qu’on soit aujourd’hui obsédé par la notion de propriété, et qu’on soit terrifié à l’idée que quelqu’un puisse remettre en question le « droit » de chacun à la propriété (même si ces attaques sont le plus souvent imaginaires). C’est pour cela que parmi les thèmes récurrents du film on trouve une certaine paranoïa liée aux délimitations de certains espaces, ainsi qu’une peur panique d’être perçu comme un intrus (dans des lieux publics aussi bien que privés). Ces peurs-là sont comme un bourdonnement de fond qui plane au-dessus des personnages et de leurs conflits.

Quel.le.s sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent?

J’aime les cinéastes qui ont un point de vue personnel bien particulier sur les paradoxes et les mystères de la vie, qui sont capables de leur rendre hommage de manière personnelle. Certains de mes cinéastes favoris sont Stroheim, Gance, von Sternberg, Bresson, Murnau, Ozu, Duras, Pasolini, Akerman, Kiarostami, Weerasethakul, Gomes.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu l’impression de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Ce n’est pas vraiment récent, mais sur ces dix dernières années, j’ai été particulièrement enthousiasmé par la direction qu’a pris le cinéma de Bruno Dumont. J’ai trouvé que Jeannette et Jeanne donnaient à voir des horizons inédits, qui donnent des envies d’exploration. Je trouve beaucoup d’inspiration dans ce qu’il fait ! J’ai eu une impression similaire en découvrant récemment le travail du cinéaste muet russe Evgueni Bauer. Pour son époque, c’était un visionnaire, il utilisait des éléments perdus du vue par le cinéma contemporain.

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 22 février 2021. Un grand merci à Lucy Rennick.

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