Entretien avec Britt Raes

Sélectionné en début d’année à la Berlinale, Luce et le Rocher de la Belge Britt Raes est un court métrage chatoyant sur un énorme rocher qui fait son apparition dans le village où vit la jeune Luce. Visuellement superbe et imaginatif, ce film est visible dans l’anthologie Vive le vent d’hiver ! actuellement au cinéma. Sa réalisatrice est notre invitée.


Quel a été le point de départ de Luce et le Rocher ?

J’ai commencé à dessiner ces 2 personnages, grands et petits, une petite fille et une créature géante. Je suis moi-même assez petite, donc c’est un contraste que je trouve fascinant. Les deux personnages étaient très différents, mais leur connexion et leur amitié étaient clairement très fortes. J’ai donc imaginé une histoire sur la façon dont leur amitié a débuté ! Une autre inspiration est ma peur de l’obscurité. En tant qu’adulte, je peux encore la ressentir et cette peur enfantine primaire peut ressortir. Chaque fois que je suis dans une pièce vraiment sombre, je peux me sentir physiquement mal à l’aise. Il n’y a aucun point de repère sur l’endroit où les choses peuvent se trouver, et je deviens alors très consciente de mes autres sens.



J’ai écrit l’histoire moi-même, inspirée par l’ambiance des contes de fées et des contes populaires. Mais je ne voulais pas avoir une histoire de type « gentil contre méchant ». Il n’y a pas de bien ou de mal, juste des personnages différents qui vivent le même monde d’une manière différente. Les jugements moralistes encouragent la violence et je veux stimuler une façon différente de penser dans les histoires que je crée. J’écris davantage d’histoires qui ont ce type d’ambiance, et j’espère en faire un livre ou un podcast ou plus de films dans ce style !

Je ne voulais pas non plus avoir une princesse ou un roi comme protagoniste, je souhaitais montrer des gens très ordinaires dans un monde très commun, vivant une vie très commune. J’ai utilisé des éléments d’histoire archétypaux dans lesquels on peut se reconnaître, et qui rendent le banal magique.



Votre utilisation des couleurs est très frappante et expressive, comment avez-vous abordé le style visuel et surtout votre utilisation des couleurs pour raconter cette histoire ?

J’aime réfléchir à la façon dont le style visuel d’un film peut rehausser l’histoire. J’ai été attirée par les éléments primaires, dans la forme, l’émotion et la couleur, pour créer un monde dans lequel il est facile de se laisser entraîner. Jaune, rouge, bleu. Soleil et lune, lumière et obscurité. Carré, cercle, triangle. Maison, montagne, lac, rochers. Vent, eau, terre. C’est très basique, le monde est dépouillé de tout ce qui ne sert pas l’histoire. J’aime faire cela pour rendre le monde très accessible au spectateur. Un style visuel aussi simple peut sembler techniquement facile, mais il comporte ses propres défis car il est impossible de dissimuler quoi que ce soit.

L’utilisation de couleurs et de formes souligne les contrastes dans le film, mais crée également des liens entre les personnages et dans le monde. Par exemple, Luce est jaune, la créature rocher est bleue, mais sa salive est jaune. Le bleu du lac est le même bleu que le ciel nocturne car ils représentent tous deux l’obscurité / l’inconnu. Les villageois sont des individus (avez-vous remarqué que l’un a une fausse jambe ?) avec des tons de peau différents, mais ils fonctionnent comme un groupe uni, formant un bloc ensemble. Ce sont des cuboïdes et ils s’insèrent exactement dans la porte rectangulaire de leurs maisons. Le rocher est un cercle qui s’insère exactement dans le trou de la montagne. Quand Luce se met en colère, elle est un triangle pointu, sa chambre est aussi un triangle, avec une fenêtre circulaire tout comme son visage.



Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre utilisation de la musique dans votre film ?

Initialement, j’ai utilisé de la musique de façon temporaire sur l’animation pour comprendre la dynamique des différentes parties du film. Je fais cela comme recherche, et pour donner une inspiration au compositeur qui allait ensuite créer la musique originale. La première ébauche de la bande originale a été faite avant l’animation. L’intention était que le design sonore et la musique fusionnent parfois. Bram Meindersma et son groupe ont eu la tâche difficile non seulement de créer la musique, mais aussi le design sonore qui imprime parfois son propre rythme ! Et ils ont vraiment bien réussi, faisant des pleurs ou des bâillements des sons qui se sont fondus dans la musique.

Je voulais que le son inspire les animateurs, afin qu’ils puissent jouer avec le timing de l’animation. Ainsi, tout au long de la production, l’animation et la musique se sont développées côte à côte, un peu comme dans une partie de ping-pong. Le thème musical revient plusieurs fois dans le film, sous une forme différente, pour souligner l’évolution de l’histoire. En fin de compte, une fois l’animation finale et les effets visuels terminés, la conception sonore et la musique ont été affinées. C’était un processus difficile de travailler de cette façon, et la pandémie ne nous a pas facilité la tâche. Je suis vraiment contente de cette musique ! Et chaque fois que je l’entends, je suis heureuse !



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Par où commencer? Il y a tellement de gens incroyables et talentueux, autant dans l’animation que le documentaire ou la prise de vues réelle ! Mais mon cœur reste lié à l’animation (sourire). Ce qui m’attire avant tout, c’est quand je sens qu’un cinéaste est la seule personne qui aurait pu faire un film, visuellement ou narrativement.

Pour vous donner quelques noms : j’ai hâte de voir le nouveau film de Nienke Deutz, j’ai été tellement impressionnée par le film Câline de Margot Reumont, je vais applaudir jusqu’à ce que mes mains rougissent quand je verrai la série de Lori Malépart-Traversy à Annecy, s’il vous plaît Violette Delvoye et Chloé Alliez, et Emma De Swaef et Marc James Roels, faites beaucoup d’autres films ! Un jour, j’espère rencontrer Lisa Hanawalt, Rebecca Sugar, Elizabeth Ito et Niki Lindroth von Bahr pour être éblouie et passer en mode fangirl !



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Certains courts de fin d’études que j’ai récemment appréciés sont Au Revoir Jérôme ! de Gabrielle Selnet, Chloe Farr et Adam Sillard, ainsi que Rode Reus de Anne Verbeure. Des talents dont j’espère davantage à l’avenir! J’enseigne également au KASK de Gand et c’est un privilège et un plaisir de voir une nouvelle génération de talents créatifs explorer ce que l’animation signifie pour eux et comment traduire leur vision en projet.

Les plus jeunes talents que je vois autour de moi sont ma nièce Fien et mon neveu Casper, 7 et 10 ans. La facilité avec laquelle ils créent quelque chose est inspirante. Créer pour le plaisir de créer quelque chose, profiter du processus (au lieu de penser à une production ou à une demande de financement ou à tout type d’objectif). Fien et Casper sont la voix de Luce, et leur mère, ma belle-sœur, est la voix de la maman. Aucun d’entre eux n’avait d’expérience professionnelle, mais ils ont fait un travail incroyable! (sourire) Ce sont des talents bruts !


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 26 avril 2022. Un grand merci à Estelle Lacaud. Source portrait.

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