Festival de Cannes | Entretien avec Andrea Gatopoulos

C’est l’un des fascinants projets hors-normes dans la sélection courts métrages de la Quinzaine des Réalisateurs. Dans Happy New Year, Jim, deux garçons jouent en ligne et parlent, la nuit. Le film, lui, est entièrement composé d’images de jeux vidéos. Une profonde mélancolie nocturne s’invite dans un monde pourtant totalement virtuel… L’Italien Andrea Gatopoulos nous en dit plus sur son brillant film.


Quel a été le point de départ de Happy New Year, Jim ?

Adolescent, j’ai été un gamer pro de 13 à environ 18 ans. Je me souviens du sentiment d’aliénation après avoir joué d’innombrables heures, rejoué à des jeux encore et encore ; je me souviens d’avoir été très instable émotionnellement et en colère. Il y a environ un an, je regardais jouer un streamer de Fortnite très populaire, et tout à coup il a dit, devant cinquante mille spectateurs, qu’il n’avait aucun souvenir des cinq dernières années qui sont passées. Il se demandait ce qui lui resterait de toutes ces années, une fois qu’il aura grandi et arrêté de jouer, il se demandait quel genre de travail ou de vie il aurait.

Cette prise de conscience a été très forte pour moi, je me suis senti compris et j’ai décidé de faire un film à ce sujet en parlant de mon propre temps perdu. Ironiquement, l’un des quit screens les plus populaires dans les jeux vidéos dit « Tout ce qui n’est pas enregistré sera perdu ». C’est exactement ce qui se passe avec le jeu mais aussi pour les souvenirs de votre vie.

Comment avez-vous sélectionné les différentes cinématiques qu’on voit dans votre film ?

Je ne les ai pas sélectionnées comme on procéderait pour choisir des images d’archives. Tourner dans le cadre de jeux vidéos, c’est un peu comme faire du documentaire. Vous contrôlez un personnage à l’intérieur d’un espace bi ou tridimensionnel et vous décidez où vous tenir et quoi enregistrer à l’aide d’un logiciel externe, de caméras dans le jeu ou des plugins qui peuvent modifier la distance focale, les mouvements de la caméra etc. Vous finissez donc par être réalisateur, directeur de la photographie et aussi acteur à travers votre personnage.

C’est pourquoi j’ai tendance à considérer un jeu comme un lieu. Vous devez l’explorer pour comprendre quelles parties de celui-ci vont transmettre le sentiment que vous recherchez pour le film – puis le filmer de la bonne manière. Ce n’est pas très différent du cinéma traditionnel, sauf pour les limites que le logiciel vous donne, qui varient d’un jeu à l’autre, mais c’est aussi une chose avec laquelle vous pouvez jouer et l’adapter à votre façon.

Comment avez-vous abordé la narration d’un film qui traite d’images virtuelles mais qui parvient à être profondément mélancolique et émouvant ?

J’ai délibérément choisi des jeux qui simulaient des choses auxquelles on ne s’attendrait jamais que les gens aiment jouer. Par exemple, qui penserait à simuler la conduite de camions, en temps réel, et à passer des heures sur des reproductions 3D d’autoroutes américaines pour livrer des colis inexistants ? Néanmoins, le jeu est très populaire. Pour moi, cela symbolise le fait que le personnage principal a remplacé sa vie par une reproduction virtuelle de celle-ci, et c’est assez déprimant. Quand débutent les feux d’artifice tandis que, hors du jeu, c’est le réveillon du Nouvel An et que les gens le célèbrent pour de vrai, ça illustre totalement ce sentiment d’aliénation. Et c’est quelque chose qui arrive. C’est comme ça pour tant de gens à travers le monde. Je pense qu’on n’en parle pas assez.

Ensuite, j’ai travaillé sur les voix. Pour l’une, il fallait que l’on sente comme quelqu’un qui a vraiment besoin d’enlever un poids de sa poitrine, qui a besoin de compagnie. Pour l’autre, il fallait avoir l’impression qu’elle sous-estime vraiment le besoin de son ami. Je pense que cela isole encore plus le protagoniste, cela transmet un sentiment de solitude, un manque de relations, qui est à la base du film. Je ne voulais pas faire un film de jeu qui ressemble trop à un essai, quelque chose de trop stérile. Je voulais que ce soit un dialogue entre deux êtres humains, un dialogue sur la solitude.

Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Ce film s’inspire de l’œuvre de Total Refusal et aussi de Chandoutis. Ce sont des réalisateurs de courts métrages que j’ai rencontrés alors que je recherchais des films pour les projections que nous organisons. Je me suis aussi inspiré d’un court-métrage intitulé Watching the Pain of Others de Chloé Galibert-Laîné. Pour être honnête, mon goût pour le cinéma n’a rien à voir avec les films que je fais, je ne suis pas tellement cinéphile et je suis très omnivore.

Je ne regarde pas non plus beaucoup de longs métrages quand je travaille et je ne lis pas beaucoup. J’ai tendance à m’inspirer davantage du monde du design, de la mode et du jeu que du cinéma, car souvent mes films commencent par une idée de design de titre qui devient ensuite le film lui-même. J’ai un processus très étrange qui, je pense, peut être totalement incompatible avec la façon traditionnelle de faire des films.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

J’ai la chance de travailler pour des festivals parce que je vois beaucoup de courts métrages et l’industrie du court métrage regorge de grands talents visuels et de nouveaux langages du cinéma. J’ai la possibilité unique de voir leur carrière se dérouler, d’entrer en contact avec eux, d’apprendre. Beaucoup de gens que j’ai sélectionnés et interviewés ont été une source d’inspiration unique pour moi. Il y a une archive de cela sur le site et la chaîne YouTube du Festival del Varco. Je dois tellement à tous ces cinéastes, à leur lutte et à leur propre développement. C’est vraiment précieux de voir une génération grandir.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 11 mai 2022. Happy New Year, Jim a été produit par Marco Crispano, Orazio Guarino, Marco Santoro et Andrea Italia.

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