A voir en ligne | Critique : Uppercase Print

L’histoire de Mugur Calinescu, un adolescent roumain qui, en 1981, a écrit des graffitis de protestation contre le régime du dictateur Nicolae Ceausescu avant d’être appréhendé et interrogé par la police secrète. En contrepoint, la télévision roumaine offre une vision tout à fait différente de cette période…

Uppercase Print
Roumanie, 2020
De Radu Jude

Durée : 2h08

Sortie : 

Note :

ON ÉCRIT SUR LES MURS

En une grosse poignée de films qui se suivent mais ne se ressemblent pas, Radu Jude est en train de construire l’une des œuvres plus cinglantes et passionnantes du cinéma roumain contemporain. Pourtant, quoi de commun entre la farce picaresque Aferim!, le surréalisme très littéraire de Scarred Hearts et la reconstitution historique en jeu de miroir de Peu importe si l’Histoire nous considère comme des barbares ? Sans doute plus qu’il n’y parait : d’abord une ironie discrète mais mordante, et surtout un regard sans concession sur les non-dits de l’Histoire de son pays – peu importe l’époque et peu importe le genre cinématographique.

Nouvelle case de son jeu de l’oie historique : Radu Jude présente cette année deux longs métrages à la Berlinale, dont ce formidable Uppercase Print. Moins narrative que les films cités plus haut, la forme est ici plus radicale mais l’ironie est bien là, dès cette hilarante première scène (presque trop belle pour être vraie) : un extrait d’une émission de télé des années 80 où les trois présentateurs se retrouvent muets et terrifiés suite à une panne de prompteur.

Il y a deux sortes d’images dans Uppercase Print. Tout d’abord, des images d’archives en noir et blanc datant des années 80 sous Ceausescu. Ces images ne sont toujours faciles à dater, moins à cause de la chape de plomb qui pèse alors sur le quotidien qu’à cause du kitsch des variétés compilées. Père Noël gitan, chorale d’enfants hystériques, reportage absurde sur ces gens qui osent balayer en dehors des heures autorisées, ronde béate dans la rue avec Ceausescu lui-même: les images sélectionnées par Jude forment déjà un passionnant kaléidoscope de wtf vintage. Des images passionnantes et flippantes de propagande tout sourire, où des voix robotiques répètent en fanfare les slogans de la dictature.

Les autres images datent d’aujourd’hui, issues d’un studio aux très chatoyants néons aux couleurs vives. Face caméra, des acteurs récitent (plus qu’ils ne rejouent) des compte-rendus écrits par la milice communiste. Des descriptifs disproportionnellement nombreux et détaillés, se rapportant à un même incident: un simple slogan révolutionnaire écrit en majuscule (d’où le titre) par un lycéen roumain dans les années 80. Le fait divers est simple, l’auteur du graffiti vite identifié, mais la machine administrative du fascisme est terrifiante car implacable à force de répétition. L’enquête est sans fin, comme un monstre gigantesque qu’on ne peut pas tuer.

Uppercase Print alterne entre ces deux familles d’images, entre ces deux récits nerveux aux voix monocordes qui font froid dans le dos : l’anecdotique et le national, l’histoire cachée et la propagande, le sourire de surface et la folie en coulisse hier et aujourd’hui. Le décalage est d’abord drôle, puis il devient violent et glaçant. Le va-et-vient mécanique entre ces appels à l’aide kafkaïens et la liesse populaire est vertigineux jusqu’au malaise, comme un carrousel dont on ne pourrait plus descendre. L’absurdité des images d’hier ne fait plus rire du tout, tant elles révèlent leur vraie violence.

Radu Jude signe ici le premier très grand documentaire de l’année. Avec cette confrontation conceptuelle (et sans doute un peu trop longue) mais à la simplicité qui fait mouche, il nous montre que la violence et la paranoïa était partout, dans la moindre salle de classe et la moindre famille, mais il sous-entend aussi que personne n’était vraiment dupe de ce jeu de fous, que la rébellion sommeillait elle aussi partout. L’écho avec le monde d’aujourd’hui est tout aussi saisissant. La parole officielle est toujours aussi cynique, et la vérité toujours aussi cachée. Les slogans révolutionnaires d’hier ne s’effacent pas facilement.


>> Uppercase Print est actuellement visible en exclusivité sur Mubi

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article