A voir en ligne | Critique : Malmkrog

Nikolai, grand propriétaire terrien, homme du monde, organise des séjours dans son manoir qu’il met à la disposition de quelques amis. Pour les invités, le temps s’écoule entre repas gourmets, jeux de société, et d’intenses discussions sur la mort, l’antéchrist, le progrès ou la morale. Tandis que les différents sujets sont abordés, chacun expose sa vision du monde, de l’histoire, de la religion. Les heures passent et les esprits s’échauffent, les sujets deviennent plus en plus sérieux, et les différences de cultures et de points de vues s’affirment de façon de plus en plus évidentes.

Malmkrog
Roumanie, 2020
De Cristi Puiu

Durée : 3h21

Sortie : 08/07/20

Note :

MANOIR HANTÉ

Dans un manoir perdu dans la campagne enneigée, cinq amis aristocrates (deux femmes et trois hommes) passent le temps en échangeant leurs points de vue sur divers sujets philosophiques. Durant les monumentales 3h20 que durent le superbe nouveau film de Cristi Puiu (lire notre entretien), nous ne verrons quasiment rien du monde extérieur, nous connaitrons à peine plus que les divers salons de ce logis cossu où règne une sévère élégance, où le moindre bouchon de carafon en cristal est bien évidement à sa place, où l’on n’entend que le murmure du vent et où rien ne dépasse.

La guerre, le christianisme, la politique, la mort… le programme de la discussion est ambitieux, et les sujets propices à la controverse, mais là non plus rien ne parait dépasser. On discute lové dans des fourrures, porte-cigarette à la main, d’une voix particulièrement affable et avec une curiosité toute courtoise. Tous d’origines différentes, ils échangent en français comme dans le fantasme d’une Europe noble et unifiée, une tour de Babel prête à s’effondrer. Une intransigeante leçon de politesse toute en retenue (le mot « vilain » révulse par sa violence), où la condescendance prend tellement son temps qu’on ne la reconnait pas tout de suite. Il y a quelque chose qui cloche dans ces très beaux plans-séquences. Quelque chose d’étrange qui flotte.

Le travail remarquable de Cristi Puiu sur la profondeur de champ saisit d’emblée. Miroirs et embrasures de portes viennent changer le cadre à l’intérieur d’un même plan, comme par un excitant tour de passe-passe. Les personnages se déplacent dans une même pièce mais paraissent déjà à des années-lumières les uns des autres, prisonniers de mondes séparés. Alors que ces derniers monologuent de plus belle, la caméra veut discrètement nous guider ailleurs, loin de leur parole vaine : elle panote discrètement, se focalise sur autre chose, suit un personnage qui sort du champ, oublie qui est pourtant toujours en train de parler. La discussion semble ne jamais pouvoir arriver à une conclusion pacifique (ou même une conclusion tout court). Malgré un rythme particulièrement exigeant, la tension monte, et les veines du film battent fort.

« A philosopher, l’intelligence attrape le tournis » nous prévient-on. Aurora et Sieranevada mettaient déjà en scène des chorégraphies domestiques en forme d’impasses qui rendaient fous leurs protagonistes. Enfermé entre quatre murs au même titre que les personnages, le temps lui-même semble tourner en rond, se dilater et se métamorphoser, jusqu’à presque se casser. La ronde des domestiques, pourtant digne d’une boite à musique, se dérègle. Dans une pièce voisine, un piano se met soudain à résonner sans qu’on s’en étonne. En sourdine, il pleut des coups sur les murs comme dans une maison victime d’esprits frappeurs.

Figés dans leurs idées rétrogrades, leur dogmatisme glacial et leurs courbettes figées, les protagonistes de Malmkrog ont en effet l’air de fantômes captifs, empesés par le luxe qui les entoure et incapables d’interagir avec la réalité extérieure. Puiu traduit avec une intensité remarquablement magnétique le voile mortifère qui les nimbe, aux mêmes titre que les protagonistes du Huis-Clos de Sartre ou du Charme discret de la bourgeoisie de Bunuel. D’une radicalité majuscule, Malmkrog est un chant splendide venu d’un autre monde.


>>> Malmkrog est visible en vod sur la plateforme de Shellac

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par Gregory Coutaut

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