A voir en ligne | Critique : Canción sin nombre

Pérou, au plus fort de la crise politique des années 80. Georgina attend son premier enfant. Sans ressources, elle répond à l’annonce d’une clinique qui propose des soins gratuits aux femmes enceintes. Mais après l’accouchement, on refuse de lui dire où est son bébé. Décidée à retrouver sa fille, elle sollicite l’aide du journaliste Pedro Campos qui accepte de mener l’enquête.

Canción sin nombre
Pérou, 2019
De Melina León

Durée : 1h37

Sortie : 22/06/20

Note :

EN SECRET

Canción sin nombre, premier long métrage de la réalisatrice péruvienne Melina León (lire notre entretien), s’ouvre sur une télévision allumée dans un recoin sombre, presque cachée, et qui diffuse pour nous des images de révoltes sociales. Voilà comment cette histoire va parvenir jusqu’à nos oreilles et nos yeux : comme une histoire racontée en cachette, partagée en secret comme un souvenir violent et presque disparu. Comme une chanson sans titre, pour traduire mot à mot. « Oui à la révolution », les premiers mots qui apparaissent – même furtivement – sur cet écran clandestin ont l’effet d’une promesse folle, mais qu’on n’oserait pas encore dire à voix haute.

Georgina appartient à la communauté Quechua et vit loin de la ville. Lorsqu’elle s’y rend péniblement pour accoucher, on refuse de lui rendre son enfant. Pauvre et racisée, elle ne trouve personne pour l’aider ou même l’écouter. Avec un tel postulat de départ, il est facile d’imaginer plus d’une piste balisée qu’un cinéaste sans point de vue n’aurait qu’à suivre à la trace (le magnifique-portrait-de-femme, le poverty porn, l’enquête à suspens, le pittoresque pour spectateurs occidentaux…) et cela d’autant plus que le film est en noir et blanc (ce qu’on pourrait appeler, avec les mêmes clichés trop faciles, un noir-et-blanc-magnifique). Il faut bien avouer qu’on se retrouve comme deux ronds de flan devant l’aisance avec laquelle Melina León mène sa barque, et à quel point les subtils détours qu’elle prend ne nuisent jamais au romanesque terrassant du récit.

Prendre des partis visuels audacieux ? Faire une pause dans le récit en changeant protagoniste en cours de route ? Tisser en parallèle un récit d’une noirceur totale et celui d’un espoir chaleureux, sans que l’un n’écrase l’autre ? Se payer le culot de désamorcer le fil de l’intrigue à coups d’ellipses ? Faire fi d’un suspens avant qu’il ne devienne trop maladroit ? Non seulement Melina León se permet tout ça, mais elle s’en sort avec une finesse et une aisance stupéfiante. Quel que soit le léger chemin de traverse qu’elle arpente, on n’en voit jamais les ficelles, et son admirable travail scénaristique ne prend jamais le dessus sur son personnage. Nous voilà tellement attachés à Georgina qu’on ne remarque pas tout de suite que le film ne parle pas que d’elle.

La chanson sans titre, cela pourrait être la berceuse que Georgina ne peut pas chanter à son enfant disparu, mais c’est aussi le refrain secret de tous ceux qui doivent vivre et survivre dans la marge d’une société violente, en raison de leur sexe, leur couleur de peau, leur langue, leur sexualité. Une chanson secrète qui, comme un chant révolutionnaire, devient comme un grondement gigantesque à force de rencontrer son écho. Ce n’est pas un hasard si Canción sin nombre s’ouvre sur des images d’archives, car la question de la transmission y est fondamentale. Le film est d’ailleurs dédié au père de la cinéaste, journaliste ayant participé à la médiatisation de réseaux de trafics d’enfants.

L’action se déroule dans le Pérou des années 80. Une période où, selon les mots du chef opérateur du film, « l’Histoire a perdu la raison ». Mais Canción sin nombre pourrait tout aussi bien se dérouler dans les années 50 que de nos jours. Si le film évite avec finesse de s’enfermer dans une reconstitution trop appuyée, c’est avec un frisson dans le dos que l’on comprend que cette histoire glaçante est d’ailleurs encore en train de se dérouler aujourd’hui un peu partout, en cachette, dans toutes les marges que nos sociétés perpétuent.


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par Gregory Coutaut

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