Entretien avec Sung-A Yoon

Overseas figurait dans notre dossier consacré aux meilleurs inédits de l’année. La Française Sung-A Yoon filme la formation de femmes philippines qui vont être envoyées dans des familles de par le monde où elles seront aides ménagères ou nounous. Ce long métrage, sélectionné entre autres à Locarno et Busan, est visible jusqu’au 2 août 2020 sur le replay de France Télévisions. C’est un documentaire doux et humain qui dépeint la violence sociale auxquelles sont confrontées des femmes considérées comme de simples ombres. Sung-A Yoon est notre invitée.


Quel a été le point de départ de Overseas ?

En Belgique, où j’avais déménagé pour entreprendre des études de cinéma, j’ai emprunté régulièrement une même ligne de tramway. Au fil des trajets, j’ai fini par remarquer la présence de petites filles et de petits garçons vêtus de l’uniforme de l’école britannique, accompagnés de leurs nounous. Les enfants et les nounous dialoguaient en anglais, mais leurs accents respectifs soulignaient indubitablement la divergence de leurs origines. Les nounous, toutes d’origines philippines, communiquaient entre elles en dialecte, que je supposais être du tagalog.  Voir des enfants blancs accompagnés de femmes de couleur faisait partie de mon quotidien bruxellois. Alors, je me suis mise à imaginer la vie de ces femmes, vivant loin de leurs proches, de leurs maris, de leurs enfants restés au pays. Nombre de questions ont surgi. Comment étaient-elles arrivées là ? Dans quelles conditions vivaient-elles ? Qui gardait leurs propres enfants ? etc. Plus tard, suite à un déménagement, je ne les ai plus revues. Mais une question a persisté : qu’est-ce que leur présence, dans cette ville, pouvait-elle révéler de notre monde contemporain ?

Des années plus tard, j’ai pris connaissance du cas emblématique des Philippines – aux premiers rangs des pays « exportateurs » de travailleurs domestiques – grâce aux écrits des sociologues Asuncion Fresnozat-Flot et Julien Debonneville, qui examinent le système migratoire philippin, l’un par le prisme de la cellule familiale et l’autre par celui des institutions. Ma rencontre avec eux a représenté une étape importante du projet.

Dans Overseas, on voit les futures employées s’entrainer au travail domestique dans des mises en scène ; certaines se confient sur des épisodes très douloureux de leurs vies… Comment avez-vous trouvé votre place et celle de la caméra dans ces situations et ces échanges ?

Avant le tournage, j’étais dans l’incertitude totale, puisqu’à part les instructrices, je ne pouvais pas savoir à l’avance qui seraient les personnages du film. Au centre de formation, le groupe d’élèves se renouvelle régulièrement en fonction des inscriptions. En arrivant, il y a eu bien sûr un temps d’acclimatation pour faire connaissance : d’un côté les femmes entre elles, puisqu’elles ne se connaissaient pas, et de l’autre les femmes avec mon équipe. Mais très rapidement, on a senti une adhésion totale des femmes par rapport au projet de film et à notre présence. C’était l’un des enjeux majeurs du tournage et j’étais très heureuse de voir que nous étions réellement acceptés. Peut-être sentaient-elles que le regard que l’on portait sur elles était respectueux et juste.

Plus on filmait, plus on était impressionné par leur faculté à oublier la caméra. Certaines dégageaient véritablement une aura. Elles offraient des choses à la caméra, comme auraient pu le faire les meilleures actrices. Elles montraient un tel plaisir à jouer devant nous et avec nous, que c’était magnifique d’être là à les filmer. Cela me paraissait l’essentiel. Il y a eu une vraie rencontre entre elles et nous, et ça s’est passé sans qu’on ait l’impression de forcer quoi que ce soit.

Overseas est un film sur des personnes généralement considérées comme invisibles. Dans quelle mesure diriez-vous que c’est aussi un film sur la parole et l’écoute ?

En effet, le travail domestique est considéré comme invisible, alors même qu’on dénombre environ 52 millions de travailleurs domestiques à travers le monde. Les études montrent même que les femmes philippines, très présentes sur ce marché, sont stigmatisées comme étant naturellement obéissantes et faites pour s’occuper des bébés et des personnes âgées. En réalisant ce film, cela me tenait à cœur de déjouer le stéréotype de la femme de ménage immigrée peu instruite, victime passive et sans volonté. Je voulais mettre en lumière la singularité et la dignité des femmes filmées.

Lors du tournage, j’ai cherché à créer un espace commun entre les femmes et mon équipe, une sorte d’espace de « jeu », propice à l’avènement de la parole. Il y a une confiance mutuelle qui s’est installée et qui s’est renforcée au fur et à mesure du temps. C’est à partir de cette expérience et cette expérimentation communes que le film a pris forme. Les scènes du film ont été créées à partir de mon interaction avec elles. Je pense notamment à ces moments à caractère plus « fictionnel », dans lesquels on voit quelques femmes monologuer seules, à divers endroits du centre où sont reproduits les pièces de la maison modèle de l’employeur outremer. Ce sont des scènes qui sont nées de notre relation. En contact avec un autre groupe de femmes, le film aurait certainement pris une tournure très différente. Ma démarche a été de me positionner à leur écoute, tout cherchant à donner une forme spécifique à leurs paroles.

Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

Il y a beaucoup de cinéastes que j’admire énormément. Mais je dirais que la découverte, à un très jeune âge, de l’univers de Michelangelo Antonioni a été décisive. À un âge où je ne connaissais rien du langage cinématographique, j’ai eu le sentiment que mon regard avait été marqué au fer rouge. Et puis plus tard, il y a eu la rencontre avec les films de Chantal Akerman. Son œuvre m’a véritablement aidée à trouver une voie pour me connecter à moi-même, d’un point de vue émotionnel tout autant qu’intellectuel. De par mon histoire personnelle, marquée notamment par l’arrachement affectif subi lors de mon déplacement de la Corée du Sud vers la France, j’ai eu le sentiment de trouver refuge dans ses films. Les questions existentielles qu’elle soulève à travers toute son œuvre ont fortement marqué mon rapport au monde, tout autant que ma vision du cinéma. Et puis, j’aime profondément la cinéaste parce qu’elle réapparaissait toujours là où on ne l’attendait pas. Elle est une cinéaste sans dogme, hors normes, à l’œuvre protéiforme. Ce que je trouve plutôt rare.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

Plusieurs réalisatrices et réalisateurs ont interpelé mon regard ces dernières années.

Noëmie Nicolas, dans son court-métrage d’anticipation Sparte, crée tout un univers inquiétant et fascinant à la fois. J’ai été frappée par la manière dont elle déploie son récit et sa mise en scène : d’une manière posée, souterraine et puissante à la fois.  

Dans un tout autre genre, les artistes Elise Florenty et Marcel Türkovsky, dans Back to 2026, donnent à voir un film atypique qui aborde la crise grecque tout en mêlant des éléments du mythe de Philoctète et des images virtuelles d’un jeu vidéo. Cet entrelacement est étonnant de virtuosité.

Quant à Maryam Goormatigh, dans Avant la fin de l’été, long métrage documentaire aux allures de road-movie, met en scène trois jeunes hommes iraniens à l’aura magnétique, d’une façon nuancée, poétique et astrale.

Enfin, avec D’un château l’autre, Emmanuel Marre (lire notre entretien) pose un regard extrêmement sensible sur ses personnages et la relation fragile mais non moins fondamentale qui relie ces derniers malgré eux. C’est un film sans prétention (chose admirable) qui m’a profondément touchée. Il est en préparation de son premier long-métrage, que j’ai plus que hâte de découvrir.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 6 décembre 2019. Crédit portrait : Massimo Pedrazzini.

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