Entretien avec Stéphane Riethauser

Saga familiale basée sur des images d’archives privées s’étalant sur trois générations, Madame crée un dialogue entre une grand-mère au caractère flamboyant et son petit-fils cinéaste, qui remettent tous deux en question les tabous de la sexualité et du genre. Avec ce documentaire à la troisième et première personnes, Stéphane Riethauser offre une perspective poignante et inédite sur l’homophobie et le sexisme intériorisés, et les chemins de traverse pour s’en sortir. Madame sort ce mercredi 26 août au cinéma.


Quel a été le point de départ de Madame ?

Ma grand-mère, bien sûr, et sa personnalité flamboyante. J’ai commencé à la filmer quand elle avait déjà 90 ans. J’avais ce sentiment qu’elle allait m’échapper, je voulais garder sa voix. Conserver sa mémoire, ses histoires, sa vie rocambolesque. Mais c’était alors à titre purement privé, je n’avais pas l’intention d’en faire un film. C’est dix ans après sa mort que j’ai visionné ces cassettes, et je me suis dit qu’il fallait en faire quelque chose qui parlerait de la condition féminine. Mais j’ai senti aussi qu’une biographie de ma grand-mère ne suffirait pas.

Lors de ces visionnages, je suis tombé sur des archives de moi-même. Mon éducation de garçon, mon coming-out, cela racontait aussi quelque chose. J’ai réalisé que je devais aussi parler de condition masculine, de mon destin d’homo. Nos deux destins se répondent, on a tous les deux dû se battre contre un système qui nous empêchait d’être libres. C’est un témoignage sur sa génération et sur la mienne. J’ai fait ce film en essayant de nous considérer tous deux comme des personnages, tout en restant authentiques, au plus proche de la vérité. Le plus grand défi c’était de sublimer l’anecdotique pour raconter une histoire universelle.

On voit souvent au cinéma des récits d’apprentissage de jeunes homos. Pourrait-on au contraire qualifier Madame de récit de désapprentissage ?

Oui tout à fait. J’ai dû désapprendre la manière dont on m’avait éduqué, et trouver des contre-exemples dans la littérature, le cinéma, puis bien sûr dans le milieu gay à New York. J’ai découvert que tout autour de la Terre il y avait des milliers de personnes comme moi et on me l’avait jamais dit ! Le seul exemple de film accessible quand j’étais jeune c’était La Cage aux folles. Michel Serrault est très drôle mais entre les lignes on avait peur de devenir comme lui, c’était la honte.

Parmi les archives vidéos que j’ai redécouvertes, je suis retombé sur des westerns que je mettais en scène dans mon jardin. Avec du recul, la violence contenue dans ces scènes m’a sauté aux yeux. Je mettais en scène tous les garçons de mon entourage entrain de rouler des mécaniques, de s’entretuer, de se frapper du matin au soir. Quant aux femmes, elles y sont représentées de façon caricaturale, c’est soit la femme au foyer écervelée, bonne uniquement à faire des tartes aux pommes, soit une aguicheuse qui ne sert qu’à être baisée. Dans un de mes vieux films, il y a même une scène de viol collectif. Revoir cela m’a confirmé qu’il y a des choses très lourdes qui se transmettent par l’éducation qu’on donne aux enfants. Tout ce qui me paraissait naturel à cette époque, j’ai dû le désapprendre.

Ma grand-mère a dû faire la même chose, elle a dû désapprendre les règles qui l’enfermaient dans un carcan : elle n’avait pas le droit de faire des études, elle a été obligée d’épouser un homme simplement parce qu’on l’avait vue avec, on lui a fait comprendre qu’elle devrait servir son mari à la cuisine comme au lit. Elle s’est émancipée de ce milieu patriarcal. Désapprendre, c’est le seul moyen pour être enfin soi.

En examinant la relation entre les deux protagonistes, une femme hors-normes et un garçon gay, souhaitiez-vous explorer le lien qui existe entre l’homophobie et la misogynie ?

L’homophobie est la petite sœur de la misogynie et du sexisme, elle en découle directement. Entre les lignes, je voulais parler des normes et des valeurs qui nous façonnent. Qu’est-ce qui nous fait homme et qu’est ce qui nous fait femme ? Déjà tout petit, on comprend comment on est censé se comporter, comment rentrer dans le rang pour plaire à papa ou pour avoir le droit de jouer avec ses camarades. Quand on est un petit homo en devenir, on essaye de rentrer dans le système : ne pas croiser les jambes ou casser le poignet de peur d’être traité de tapette. Car les mots aussi nous constituent. Quels mots a-t-on à notre disposition pour se décrire soi-même ou les autres ?

Il y a beaucoup de parallèles entre les mots pour décrire les femmes et les homos. Dans les deux cas, il y a à travers ces mots un échec à ne pas être un vrai mec. Mais ça veut dire quoi ? Dans cette optique, être un vrai mec, c’est affirmer qu’on est contre l’identité des femmes et des homos. Si ce ne sont pas des hommes, c’est parce qu’ils sont faibles et se font enculer. Se faire prendre, c’est être une femme, c’est être humilié, parce qu’un homme doit conquérir et jamais l’inverse. On m’a éduqué pour être un vrai mec mais ça n’a marché qu’un moment.

Ma thèse, que je n’ose pas dire dans le film, c’est que si on agrandissait la palette de que qu’on peut être quand on est un homme ou femme, si on cessait d’employer des termes comme garçon manqué ou femmelette sur les enfants, il y aurait bien plus de place pour être soi et pour être libre. On peut être homme ou femme de mille façons différentes. Ces normes de genre ne satisfont personne, même les hommes hétéros qui sont supposément en haut de la pyramide souffrent de n’être vus que sous un seul spectre identitaire.

Dans l’opposition des sexes telle qu’on la glorifie dans le monde hétéro, les mecs sont comme un caste entre eux, ils ont toujours quelque chose dans leur vocabulaire pour se moquer des femmes, les vilipender comme des salopes alors même qu’ils veulent les troncher. Ces mecs hétéros sont souvent très malheureux. C’est une dynamique qu’on trouve hélas dans toutes les familles, toutes les structures sociales occidentales. Heureusement ce système pyramidal est en train de s’effondrer. Il y a une prise de conscience, le monde s’ouvre.

Le film raconte également votre cheminement politique et votre engagement militant. Peut-on dire que l’une des questions soulevées par le film est : comment être à la fois gay et de droite ?

Clairement, j’ai grandi dans un milieu bourgeois de droite, le film le montre. Depuis, mes idées politiques ont changé, surtout au moment de mon coming out. La droite c’est la méritocratie, l’idée qu’on a travaillé dur pour en arriver là où on en est. Je pensais que cette famille politique était la mienne, et j’ai vite réalisé qu’à partir du moment où je disais que j’étais gay, elle ne me soutenait plus du tout. La droite a par exemple voté contre le Pacs ou contre l’information sur les LGBT en milieu scolaire, ce qui est un de mes combats. Pour rester cohérent, j’ai dû prendre mes distances avec ce milieu politique, et j’ai réalisé que les partis de gauche était plus proche de moi.

Imaginez : j’ai toujours cru faire partie de la majorité et je n’avais jamais remis en question ou même réfléchi à mes privilèges : j’étais blanc, bourgeois, un garçon, j’étais même suisse, on ne pouvait pas faire mieux ! Et d’un seul coup j’ai réalisé que j’étais une minorité négligeable, et que quelques décennies auparavant, j’aurais sûrement été jeté contre des barbelés par mon supposé entourage. Et sans même penser au passé : aujourd’hui encore je ne peux pas être moi-même dans plusieurs endroits du monde. Si je me rends en Iran, en Arabie Saoudite, dans plusieurs pays d’Afrique, je prends le risque qu’on me jette du haut d’un immeuble. Réaliser tout cela m’a fait évoluer politiquement.

Le sexisme et l’homophobie n’ont certes pas de parti politique. Ce que je souhaite, et je pense que le film le montre, c’est que tout le monde réalise qu’on fait tous partie d’une minorité. On est toujours la minorité de quelqu’un d’autre. Dès qu’on dépasse cette prise de conscience, on vit mieux ensemble.

Dans quelle mesure diriez-vous que faire un film à partir de quelqu’un d’autre était le meilleur moyen de faire un film sur vous ?

Dans ce film, j’ai raconté mon histoire, mais depuis que je le montre au public j’ai eu énormément de réactions de mères de familles hétéros qui m’ont dit que j’avais compris quelque chose sur la condition des femmes, et aussi sur la condition des homophobes, ironiquement. D’autre part, des hommes de 70 ans sont venus me dire que grâce au film, ils réalisaient qu’ils étaient passés à coté de leur vie, parce qu’ils s’étaient mariés et que la peur d’être exclus les avaient fait plier. Toutes les minorités le savent, mais les homos en savent vraiment quelque chose : on doit mentir sur qui on est pour être accepté par son entourage, même à sa propre famille. C’est bien le signe qu’on n’est pas libre. Mettre des mots sur l’intime, sur la sexualité, c’est toujours très dur en famille, et Madame est un film qui rassemble. Mon histoire est moins trash est plus gentille que celle de Jonathan Caouette dans Tarnation (rires). Le film ne va pas sauver le monde, mais il libère la parole, et j’ai l’impression qu’il résonne chez beaucoup de gens différents, homos ou hétéros.

Quel est le dernier film récent que vous avez vu et qui vous a donné l’impression de découvrir quelque chose de neuf ?

Ça fait déjà plus un an, mais j’ai beaucoup aimé We the Animals de Jeremiah Zagar. Ça a été une vraie baffe pour moi. Dès le deuxième plan j’ai su que ça allait être un chef-d’œuvre, je n’ai pas décroisé les jambes une seule fois de la séance. Et puis avant ça, je dirais Carol de Todd Haynes, qui m’a transpercé le cœur dès les premières images. Chaque plan est parfait, si seulement un jour je pouvais arriver à faire ça…

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 5 août 2020. Un grand merci à Thibaut Fougères. Crédit portrait : Olivier Vogelsang.

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