Entretien avec Simon(e) Jaikiriuma Paetau & Natalia Escobar

Aribada était l’un des bijoux du Festival de Cannes 2022, où il était sélectionné à la Quinzaine. Signé par le duo composé de Simon(e) Jaikiriuma Paetau et Natalia Escobar, ce court métrage se déroule en Colombie, parmi Las Traviesas, un groupe de femmes trans indigènes issues des tribus Emberá. Aribada est un film à la fois magique et politique, rempli de fulgurances visuelles. Simon(e) Jaikiriuma Paetau et Natalia Escobar nous parlent de ce film désormais visible sur Mubi.


Quel a été le point de départ de Aribada ?

Natalia : Lorsque nous avons fait la connaissances des Traviesas, une communauté de femmes trans appartenant aux populations Embera-Chami et Embera-Katio et vivant à Santuario en Colombie, nous avons été fasciné.es par tout le travail qu’elles mettent en œuvre pour reprendre le contrôle sur leur corps, pour réaffirmer leurs identités et reprendre le pouvoir. Elles cherchent à s’émanciper des contraintes qui leur ont été imposées et à créer leur propre définition de la famille et de la vie en communauté. Elles se rebellent face au patriarcat qui voudrait contrôler leur corps et leurs désirs, et cela au sein de populations qui pratiquaient encore récemment des mutilations génitales féminines et où aimer quelqu’un du même genre est passible de la peine de mort.

Les Traviesas souhaitent faire reconnaitre politiquement et juridiquement par l’État colombien et le gouverneur des Embera cette communauté qu’elles ont créée, afin de démontrer qu’il existe différentes manières d’être une femme Embera. Cela nous a poussé.es à nous demander comment notre projet pouvait contribuer à renforcer les liens de leur communauté ainsi que leur identité propre. A travers Aribada, nous souhaitions lancer une réflexion sur la manière dont les constructions identitaires coloniales peuvent être queer, et montrer qu’il existe des manières d’être femmes au-delà de la nomenclature des sexes biologiques. Nous voulions déplacer la question des identités de genre hors de tout contexte blanc, occidental et urbain pour la montrer sous un jour décolonisé, indigène et rural.

Simon(e) : Le point de départ d’Aribada consistait pour moi à avoir l’esprit le plus ouvert possible et de n’avoir aucune notion préétablie de ce que pouvait donner une collaboration avec les Traviesas. Décoloniser le cinéma, cela veut dire désapprendre, se débarrasser de cette notion qu’il faudrait superposer mon point de vue sur la communauté que je filme. Au contraire, cela implique une co-création collaborative, faire du projet une plateforme artistique sans hiérarchie où les échanges peuvent être fluides. Je m’oppose formellement à la notion du cinéma anthropologique à la Jean Rouch, qui consiste à expliquer l' »autre » à un public blanc. Mon travail consiste à travailler avec « le doute », la déconstruction de cette notion patriarcale et coloniale de l’artiste en tant que génie ou démiurge. Pour moi le cinéma c’est un rituel collectif.



Aribada est très puissant esthétiquement et rempli de fulgurance visuelles, comment avez-vous abordé la mise en scène de ce récit ?

Natalia : Nous avons laissé le récit et les personnages dicter leur esthétique. Le film est une réflexion sur l’univers de cette communauté. De même que les Traviesas utilisent une approche narrative non-linéaire pour dépeindre leur cosmologie à travers leurs bijoux et leur vêtements, le film ne suit pas une dramaturgie classique. Ses principes esthétiques sont plutôt de l’ordre de la fluidité, la transition et l’ouverture. Il est pour ainsi dire tissé par la richesse-même de leur monde, leur cosmovision, leurs symboles, leurs récits et leurs protagonistes.

Simon(e) : La comologie et la culture des populations Embera sont visuellement très riches, nous avons donc cherché un moyen d’amplifier l’esthétique et l’univers visuel des protagonistes. Les femmes trans et indigènes du film modifient les codes traditionnels de la culture Embera en les rendant plus queer. Par exemple, elles utilisent pour leurs vêtements des matériaux et des couleurs différentes de ceux arborés par les femmes Embera cisgenre, soulignant ainsi leurs identités trans. Il était fondamental que le film montre qu’il n’y a pas de contradiction dans le fait d’être Embera et trans, qu’il est inutile de nier sa propre indigénéité à cause d’un rejet transphobe de la part du reste de la communauté.

Les couleurs néon des habits et des broderies Embeda ont été un élément-clé pour le look global et la direction artistique du film. La fabrication de colliers a servi d’inspiration pour les installations florales éphémères à même le sol. Nous avons convaincu Doris, la performeuse et artiste de l’Aribada, de créer ses compositions en utilisant non pas des colliers de perles traditionnels mais divers matériaux ayant une signification particulière pour les cultures indigènes : le maïs, la banane plantain et dans les cas des Traviesas, les grains de café. Le terme Traviesa vient du nom travieso qui signifie « transversal, oblique » mais aussi « rusé, fourbe » et peut avoir une connotation sexuelle dans certains contextes. C’est également le terme qui désigne un certain type de récolte de café, de taille modeste, ayant lieu 6 moins après la récolte principale. Leur identité de genre est profondément liée à leur travail de récolte.

Le film a été scénarisé par Friederike Hirz. A travers plusieurs ateliers et séances de répétitions à Santuario, les scènes se sont épanouies en dehors des schémas narratifs classiques. Dans ces scènes, telles les installations de Doris ou le rituel en streaming vidéo, nous voulions surtout éviter de prévoir à l’avance ce qui pouvait s’y passer. Nous avons crée ces moments où les performeuses pouvaient venir s’approprier l’espace et donner naissance à ces œuvres et gestes éphémères. Cette forme de narration est le fruit d’une collaboration artistique et d’échanges ensemble.

En termes d’images et de narrations, nous nous sommes beaucoup inspiré.es des mythes et de la cosmovision Embera, qui fonctionnent beaucoup sur des associations visuelles. L’un des moyens de décoloniser le cinéma était de tenter de visualiser cette cosmologie sans chercher à la définir et sans en faire de traduction anthropologique. Les chutes d’eau sont des portails vers un autre monde, nommé Karrá. C’est le monde où vivent les Emberas qui ne sont pas encore nés. Nous avons donc illustré ceci en nous basant sur le pouvoir des images, sans avoir recours à des explications.

Les rêves étaient un autre élément essentiel de l’identité visuelle du film. Illustrer les rêves est à nos yeux un acte politique puissant. L’occident ne souhaite pas que les populations colonisées rêvent car les rêves ne génèrent pas de richesse selon la logique capitaliste de l’exploitation coloniale. Pourtant, pour les Embera comme pour tant d’autres populations, le rêve est une source de force, de résistance et de résilience.



Votre film est à la fois magique et politique, comment avez-vous marié ces différents tons ?

Natalia : Je dirais que cet équilibre résidait quelque part entre le langage verbal et non-verbal, là où réside leur univers symbolique, là où leurs croyances, leurs rites et leurs traditions prennent vie. Grâce à elles, nous avons pu nous aussi nous déplacer dans différents espaces correspondant à différentes temporalités.

D’une certaine manière, les défis rencontrés par les femmes trans Embera sont uniques, basés sur une histoire complexe d’oppression sociale, culturelle et coloniale. Bien qu’elles aient trouvé un lieu où elles peuvent exister, une communauté construite de leurs mains dans les plantations de café, elles travaillent et vivent dans des conditions précaires. Leur intégrité en tant que femmes trans indigènes et en tant que population déplacée est perpétuellement menacée car la Colombie est l’un des pays les plus dangereux au monde pour les personnes trans.

Le fait qu’elles ne fassent plus partie de leur communauté Embera d’origine signifie qu’elles ne peuvent pas prétendre aux mêmes droits que les autres populations indigènes de Colombie, notamment en ce qui concerne la redistribution des territoires. Leur lutte pour la reconnaissance de leur identité est également une lutte politique et juridique pour que l’état reconnaisse la communauté qu’elle se sont créée. Nous souhaitions éviter d’en faire des victimes et nous ne voulions pas faire un film sur la transphobie non plus.

Nous voulions dépeindre leur beauté en donnant naissance à une forme d’utopie. Pas une utopie dans le sens où l’on imaginerait un scénario si idéal qu’il n’arrivera jamais, mais dans le sens où l’on met en scène des questions urgentes qui nécessitent une attention immédiate. L’émancipation des normes physiques qu’on leur impose, la réappropriation de leurs traditions en tant que femmes trans Embera, tout ceci est un acte politique. Par ailleurs, leur monde survit grâce au langage, et parler les langues Embera-Chami et Embera-Katio est donc aussi un acte de résistance, un moyen de préserver leur identité. Le pouvoir de leurs mots transcende les limites politiques, sociales et territoriales.

Simon(e) : En nous focalisant sur l’imaginaire et la résilience plutôt que sur la violence, nous voulions créer une œuvre d’art qui responsabilise et transmette cette puissance. Nous avions à cœur de laisser suffisamment de place au contexte de transphobie systémique et de racisme, tout en déplaçant le regard vers des images et des récits de résistance. Contre toute attente et en dépit des obstacles, les Traviesas sont parvenues à se créer une famille, une communauté dont elles ont elles-mêmes imaginé l’organisation politique. Il y a déjà trop de reportages superficiels et déshumanisant sur elles comme ça, à la télé ou ailleurs, nous ne souhaitions pas reproduire les mêmes erreurs.

Par ailleurs, nous avions tout à fait conscience de l’impact qu’un tel film pourrait avoir sur la communauté Embera, nous avons donc fait très attention. Nous nous sommes très régulièrement entretenus avec Zamanta Enevia, la chef des Traviesas, en imaginant différents scénarios. Qu’allait-il se passer à la sortie du film ? On sait que la visibilité est un couteau à double tranchant, alors comment la communauté allait-elle bénéficier d’une telle exposition, politiquement et financièrement ? Le processus créatif était encore plus important à nos yeux que le produit fini.

En ce qui concerne le personnage de l’Aribada, nous avons pris la décision commune que la performeuse serait masquée. Nous redoutions que sa participation au film mette sa sécurité en jeu. L’intégration de telles interrogations a rendu le processus créatif très différent de s’il s’agissait d’une simple fiction. En même temps, ces restrictions nous ont amené.es à faire des choix forts, tels les masques. Nous avons transformé les oppressions en choix esthétiques forts.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Simon(e) : Je puise le plus gros de mon inspiration dans le cinéma queer alternatif et amateur/DIY. Par ailleurs, je suis sensible à la réécriture de récits invisibilisés et les formes hybrides à cheval entre le documentaires et la fiction. C’est le cas par exemple des œuvres de Marlon Riggs, de Tongues Untied ou Looking for Langston d’Issac Julian. Je m’intéresse également beaucoup au cinéma queer brésilien contemporain comme Inferninho de Guto Parente et Pedro Diógenes, ou encore la réalisatrice italienne Alice Rohrwacher.

Natalia : C’est une question très difficile, mais les cinéastes suivants m’ont toujours beaucoup inspirée : Maya Deren, Teresa Villaverde, Derek Jarman, Eliseo Subiela, Krzysztof Kieślowski, Tarkovsky, Lynch, Hélène Cattet and Bruno Forzani. Récemment, Simon(e) m’a fait découvrir le monde d’Apichatpong Weerasethakul qui m’a complètement fascinée. Ça a été une référence importante pour notre film.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

Simon(e) : Le film récent qui m’a le plus évoqué la notion de nouveau talent est El Silencio De Las Semillas d’Elizabeth Pirela, qui a été présenté dans la section Cinéma Indigène du Festival de Carthagène. Cette section était pour moi un terreau fascinant de visions nouvelles remettant en question la logique coloniale du cinéma contemporain.

Natalia : J’ai partagé la même impression ! Aribada était projeté dans cette même section au FICCI de Carthagène. Le tout premier film du programme était signé de la réalisatrice Wayúu Elizabeth Pirela. Les scènes d’ouverture étaient si incroyables, c’est un récit particulièrement poétique sur ce qui nous lie à nos ancêtres et à notre terre et comment tout cela peut nous guérir. C’est tourné en langue Wayuunaiki et je trouve que c’est fondamental de raconter ces histoires-là de l’intérieur. J’espère avoir l’occasion de voir d’autres films d’elle, elle m’a énormément inspirée. Toujours au FICCI j’ai vu vu Three Tidy Tigers Tied a Tie Tighter (Tres Tigres Tristes) de Gustavo Vinagre. C’est un film absurde et théâtral, à la narration disloquée mais avec beaucoup de fraicheur, j’ai trouvé que c’était complétement dans l’air du temps.


Aribada est disponible sur Mubi



Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 17 juin 2022.

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