Festival Visions du Réel | Entretien avec Mirabelle Fréville

La Bobine 11004 est un saisissant montage d’images provenant d’un film classé secret défense pendant des décennies. On peut y voir, peu après les bombardements atomiques, une équipe de l’armée américaine qui tourne un documentaire sur le « Japon vaincu ». La Bobine 11004 figure en compétition au Festival Visions du Réel et sa réalisatrice, Mirabelle Fréville, nous en dit davantage sur ce projet.


Quel a été le point de départ de La Bobine 11004 ?

Ce film est né il y a six ans au NARA, les Archives Nationales Américaines de Washington. Je travaillais comme co-auteure et documentaliste sur L’Or Rouge, un film de Philippe Baron réalisé intégralement à base d’archives que je recherchais dans le monde entier. Beaucoup s’imaginent que dans l’une des plus grandes bibliothèques du monde, tout est numérisé et sur ordinateur ; il n’en est rien. Une grande partie des contenus sont encore référencés sur des fiches bristol et les films sont à visionner sur des tables de montages 16 mm ou 35 mm. On peut y voir, outre les sujets montés, les rushes.

J’affectionne particulièrement les rushes dans mes recherches d’archives, j’y découvre des multitudes de détails révélés par le cameraman, des indices qui sont bien souvent laissés de côté par le réalisateur au montage. Chaque plan est une mine d’informations : la texture des couleurs et le logo de la pellicule utilisée rappellent l’époque ; les claps donnent les lieux et la date du tournage. Pendant les deux semaines passées au NARA, je visionnais des centaines de rushes. Tôt le matin, je commandais les bobines repérées la veille et il arrivait fréquemment que je me trompe de numéro d’identification.

Alors que j’attendais un film en noir et blanc sur la transfusion sanguine du commandant Tōjō dans un hôpital à Tokyo en 1945, la « 11004 » est arrivée par erreur sur mon chariot de commande. Je chargeais la copie sur la table. Les premières images se déroulaient dans un hôpital et donnaient à voir les preuves d’une explosion ou d’un bombardement : des mains entaillées, des impacts sur les murs, des morceaux de verre en gros plan, une couverture décolorée. Ces traces qui pouvaient sembler insignifiantes prenaient tout leur sens quand on découvrait la suite de la bobine : des visages balafrés, le dos d’un enfant brûlé, un morceau de verre à l’intérieur du bras d’une victime, une pelade sur la tête d’un petit garçon. Grâce aux claps indiquant « Hiroshima », « Nagasaki » et « 1946 », je compris où et quand elle avait été tournée.

La bobine durait 19 minutes. Je la regardai une première fois ; puis une seconde. Ces images me questionnaient et me bouleversaient. Chaque plan témoignait froidement des effets de la bombe. Comme dans un rapport scientifique, les patients étaient filmés comme des animaux de laboratoire. Les regards étaient vides, les yeux baissés comme écrasés par la honte. Au-delà des plaies apparentes, on décelait les séquelles invisibles de la bombe. J’étais profondément touchée par ce sujet mais aussi par cette matière brute que j’avais sous les yeux. Cette accumulation de plans fixes était très signifiante.

La bobine était muette et en couleurs, en Kodachrome exactement : cette pellicule avec son grain très fin et des colorations quelquefois saturées dont le rouge est la couleur dominante. Notre culture cinématographique autour d’Hiroshima et de Nagasaki est en noir et blanc : Pluie noire de Shôshei Imamura, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, les films d’actualité de l’époque. J’étais donc très troublée par cette couleur. Elle donnait une proximité inattendue avec l’événement et ceux qui lui avaient survécu. Les sentiments de réalité mais aussi d’irréalité qu’elle provoque étaient troublants, la couleur nous rapprochant de ce qui était filmé, mais nous éloignant des souvenirs que nous avons de cette catastrophe atomique. Elle m’évoquait les films de famille et à l’évidence cela augmentait chez moi l’impact émotionnel des images. Touchée par le traitement et le sujet, j’eus tout de suite le désir d’en faire un film. Dès mon retour en France, je commençai à enquêter.

Le son joue un rôle important dans votre film. Comment avez-vous travaillé sur cet élément lors de la confection de La Bobine 11004 ?

La couleur du son devait être aussi singulière que celle des images. La bobine étant muette, la bande son devait tenir une place prépondérante et être constitutive du récit filmique. Avec les artifices du son, je voulais faire émerger cette présence sourde et silencieuse de l’atome. Quand nous regardons la bobine, nous avons conscience des maladies que peut développer chaque patient. Les sons devaient les sous-entendre, créer un sentiment de malaise et se mêler à des atmosphères étranges. Je voulais aussi redonner vie à certains détails des activités dans l’hôpital. Le son m’offrait la possibilité de zoomer, d’insister sur des éléments qui me paraissaient significatifs et révélateurs.

J’ai confié ce travail à la créatrice sonore, Margarida Guia et à Denis le Paven, le monteur du film. Magarida (en amont du montage) et Denis (pendant le montage) n’ont jamais cherché à illustrer les images avec le son mais ils ont creusé l’image de sons suggestifs à partir du silence, du muet de la bande. Ils ont réussi à trouver un dialogue avec la douleur, et fait entendre le hors-champ de cette bobine. Margarida composait des sons qu’elle enregistrait elle-même tandis que Denis en cherchait chaque jour sur des banques de sons. La bande son n’a cessé de s’enrichir jusqu’au dernier jour du montage.

Les images d’archives sur la réalité brute s’opposent dans votre film à la propagande vantant la bombe ou au discours du président Truman. Comment avez-vous abordé cette articulation entre l’image et les discours ?

Dès le départ je voulais faire un film politique mais je ne savais pas encore comment. Un court, un 52 mn, un film d’investigation avec des témoins, un film plus expérimental d’exploration des plans de la bobine ? Je n’ai fermé aucune piste. Mais avant de penser la forme, j’ai commencé à chercher des informations sur la bobine, je me suis documentée dans les bibliothèques, j’ai regardé des films de l’époque mais aussi des documentaires militants américains des années 70 et j’ai écouté des discours d’hommes politiques. Je suis tombée sur celui de Truman que j’ai tout de suite retenu.

Quand j’ai compris que la bobine avait été censurée, j’ai cherché à savoir quels films les Américains avaient montré après-guerre sur l’énergie atomique. J’ai découvert que chaque nouvel essai atomique était systématiquement filmé et qu’en 1948, alors que le film avec les images de la Bobine sur le Japon aurait dû sortir en salle, un documentaire compilant de magnifiques champignons atomiques promettait un avenir nucléaire radieux. J’ai envisagé de mettre en parallèle ce film avec la Bobine. Du pur cinéma de propagande : un générique comme un livre qui s’ouvre, le discours et les mots choisis, la musique, le ton du comédien… Tout y est.

Quels sont vos cinéastes favoris et/ou ceux qui vous inspirent ?

Je n’ai pas vraiment de cinéastes favoris, j’ai un goût assez éclectique Il y a certains cinéastes dont je vois tous les films comme Naomi Kawase, Jim Jarmusch, Sergei Lonitza, Les frères Coen, Céline Sciamma ou encore François Ozon. Mais je suis curieuse de tous les genres cinématographiques, c’est sans doute pourquoi j’ai été si séduite par l’utilisation d’images documentaires dans le film de Pietro Marcello, Martin Eden.

Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de découvrir un nouveau talent, quelque chose d’inédit à l’écran ?

J’aime découvrir les films en salle (une chance, mon ami anime un cinéma d’art et essai !) et il y a trois films qui m’ont vraiment bluffée cette année : Little Joe de Jessica Hausner, Une Grande fille de Kantemir Balagov et Ce magnifique gâteau d’Emma de Swaef et Marc James Roels.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 22 avril 2020. Un grand merci à Gloria Zerbinati. Crédit portrait : Célian Ramis

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