Entretien avec Fanny Molins

Dans Atlantic Bar, la Française Fanny Molins fait le portrait attachant d’un lieu et de celles et ceux qui l’occupent : un bistrot, sa patronne, ses clients. La cinéaste porte un regard bienveillant et nuancé sur cet endroit menacé de fermeture et où l’on passe par toutes les émotions. Cet élégant documentaire sélectionné à l’ACID sort ce mercredi 22 mars en salles. Fanny Molins est notre invitée.


Comment est né Atlantic Bar ? Qu’est-ce qui vous a menée vers cet endroit en particulier ?

Atlantic Bar, c’est initialement un projet de série photo. C’est aux Rencontres de la Photographie d’Arles que j’ai suivi un atelier dont le thème était libre. Cela faisait longtemps que je voulais photographier les bars de quartier et leurs habitués, dans une démarche de simple témoignage d’une typologie de lieu qui disparaît. Je photographiais alors beaucoup la rue et les gens en mouvement, avec une certaine distance. Le photographe Julien Magre, qui menait l’atelier, m’a demandé pour cette série de m’approcher de mes « sujets » pour faire une série plus sensorielle, jusqu’à ce qu’on puisse entendre le comptoir, sentir l’odeur de l’éponge que l’on passe sur le zinc…

En arrivant à l’Atlantic Bar, il y avait une lumière rasante assez incroyable qui structurait les visages et travaillait de jolis clairs-obscurs sur les peaux. Je me suis posée là tous les jours, toute la journée, d’abord sans faire de photo. J’étais plutôt silencieuse et je m’approchais chaque jour davantage de ceux qui étaient à l’aise avec mon appareil. Ce silence, cette proximité physique, ma position tantôt d’observation tantôt de participation aux dynamiques du bar a créé une intimité avec les patrons et les habitués. J’y suis revenue pendant trois ans, parfois avec mon appareil, parfois simplement pour aller les voir.



Il y a des moments joyeux dans Atlantic Bar mais aussi parfois des discussions très intimes et douloureuses. Comment avez-vous trouvé la bonne distance pour filmer vos protagonistes ?

Elle s’est installée naturellement. Il y a une double dynamique entre les protagonistes et moi : notre premier contact s’est fait par l’objet caméra, et je l’ai fait disparaître au fur et à mesure que notre relation s’est développée. Ma posture d’observatrice a toujours fait partie de nos rapports, mais ma participation aux dynamiques du bar m’a fait dépasser ce statut. Ce projet est aussi une quête de compréhension de la maladie de l’alcoolisme, sujet qui m’est personnel, et dont je leur ai fait part. Cette proximité toute particulière m’a permis de m’approcher doucement. La distance s’est aussi et surtout jouée au montage. Le monteur Rémi Langlade et moi avons aussi été très attentifs au traitement de la parole, en alternant scènes de vie dans le bar avec des entretiens dans lesquels les protagonistes nous montrent qu’ils sont très lucides.

Je voulais qu’ils soient en contrôle de leur histoire. C’était pour moi surtout important dans le cas de Nathalie, parce que je souhaitais qu’elle et elle seule détienne le pouvoir de parler de sa maladie. Enfin nous avons travaillé l’alternance de scènes douloureuses avec des scènes plus douces ou drôles, pour ne jamais entrer en complaisance.



Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre façon de vous imprégner du lieu et de le filmer ?

L’Atlantic est un lieu très photogénique et sensoriel, avec une lumière naturelle rasante comme je vous l’ai dit – une lumière très dure durant l’été du tournage – qui dessine de doux clairs-obscurs sur les peaux et les objets, un rouge carmin omniprésent qui se mélange au jaune de la lumière d’été, et un ensemble de textures qui se complimentent, entre le carrelage mat, le comptoir et les tables vernies, le bois abîmé. Avec le chef opérateur Martin Roux, nous avons essayé de capturer cette atmosphère et pour ça, de poser notre regard sur des fragments, plutôt que de suivre la vie du bar frénétiquement.

Le film est plutôt verbeux, mais cet endroit se raconte aussi dans les silences. La main qui tremble est une main qui n’a pas bu depuis quelque temps. Celle tatouée de chaque As nous raconte qu’elle a trop joué. Il y a dans les gestes du quotidien du bar une discrète chorégraphie que nous voulions révéler.



Qui sont vos cinéastes de prédilection et/ou qui vous inspirent ?

Difficile d’apporter une réponse générale, mais pour préparer ce film, je me suis inspirée de cinéastes et de photographes, avec en premier lieu Anders Petersen, son travail sur Café Lehmitz, et cette citation de lui qui a été un fil rouge : « People always talk about having to be strong. But for me, you have to be weak – weak enough to feel, to be involved, to be as you are. Don’t be strong, be weak » (« Les gens parlent toujours de la nécessité d’être forts. Mais pour moi, vous devez être faible – suffisamment faible pour ressentir, pour être impliqué, pour être comme vous êtes. Ne soyez pas fort, soyez faible »). Stephan Vanfleteren et sa malice notamment sur sa série Charleroi. Fan Ho et son travail de la lumière qui crée des scènes atmosphériques, où l’on distingue les particules en suspension dans l’air. Il y a aussi eu le documentaire Scheme Birds, d’Helen Fiske et Ellinor Hallin, qui ont suivi pendant des années une jeune fille d’un quartier près de Glasgow.

Party Girl, de Samuel Théis, Marie Amachoukeli et Claire Burger, pour le traitement cru et tendre du personnage flamboyant de la protagoniste (qui me rappelait Nathalie sur certains aspects). L’excellent court métrage documentaire Lift, de Mark Isaac, qui a posé une caméra dans un ascenseur d’une tour de East London, ou encore de Willy 1er, de Hugo P. Thomas, Marielle Gautier, Ludovic Boukherma, Zoran Boukherma, pour sa tonalité que je qualifierais de « driste » (drôle-triste), et le « driste », c’était vraiment la tonalité que je recherchais.



Quelle est la dernière fois où vous avez eu le sentiment de voir quelque chose de neuf, de découvrir un nouveau talent ?

La semaine dernière, j’ai découvert Les Pires, le premier long métrage de Lise Akoka et Romane Guéret, une mise en abyme sur un tournage de drame social dans la cité Picasso, à Boulogne-sur-Mer, mettant en scène des non-acteurs, apparemment « les pires » jeunes de la Cité. C’est un film qui interroge la responsabilité du cinéma dans le regard qu’il porte sur les populations, sur les conflits d’intérêt inévitables entre le réel et la représentation du réel. Où commence l’instrumentalisation ? Est-ce que mettre à l’écran certaines réalités les fige à jamais, les empêchant d’évoluer ? Au-delà des qualités formelles remarquables du film qui trouble les frontières entre réalité et fiction, les réflexions qu’il soulève m’ont bouleversée, tant elles ont été présentes (et le sont toujours) pendant la fabrication de mon film.


Entretien réalisé par Nicolas Bardot le 27 mai 2022. Un grand merci à Paul Chaveroux.

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