Entretien avec Anne Émond

Avec Jeune Juliette, la cinéaste québécoise Anne Emond fait le portrait à la fois charmant et acidulé d’une adolescente hors normes qui peine à trouver sa place. Ce récit d’apprentissage drôle, attachant et qui détourne les clichés sort ce mercredi 11 décembre en salles. Anne Emond est notre invitée de ce Lundi Découverte…


Tu présentes Jeune Juliette comme un film en partie autobiographique. Comment as-tu trouvé la distance idéale pour parler de ta propre expérience ?

J’ai toujours su qu’un jour j’allais faire un film sur cette époque de ma vie. Je pense qu’aujourd’hui j’ai attendu juste assez longtemps pour avoir la bonne distance, et pour éviter de faire un film amer ou déprimant. Parce que oui, ça a été une période de souffrance, comme pour bien des gens. J’ai beaucoup de choses en commun avec Juliette : à son âge j’avais 30 kilos de plus, j’étais très seule, je n’avais qu’une seule amie, je lisais des grandes œuvres. J’aimais cette posture qui consistait à considérer que si les gens ne m’aimaient pas, c’est tout simplement qu’ils étaient bêtes.

Mais contrairement à Juliette, j’étais incapable de répondre à tous ceux qui me malmenaient, je devenais toute rouge, je pleurais et je me sauvais. Je ne voulais pas faire un film sur la victime que j’ai été, j’ai voulu faire un film sur la manière dont ça aurait dû se passer. Faire ce film, ça a été comme quand on trouve la répartir idéale bien trop tard. Là, ça m’a pris 20 ans pour trouver la bonne répartie.

Y a t-il des clichés du film d’adolescence que tu voulais éviter ?

Oui, à commencer par la manière dont sont dépeintes les jeunes filles grosses. Il y a en a des grosses dans les films pour adolescents, mais en général c’est seulement la meilleure amie. Puis, parce qu’elle est déjà grosse, elle n’a pas le droit d’avoir le moindre autre défaut. Son défaut c’est d’être grosse, et à partir de là il faut qu’elle soit drôle et fidèle à son amie. Il faut qu’elle ait des qualités humaines pour compenser son poids. Moi je voulais une Juliette qui soit grosse mais qui puisse être un monstre quand elle veut.

J’ai aussi voulu éviter le cliché de la famille dysfonctionnelle agressive. Souvent on voit des ados s’engueuler avec leurs parents comme si c’était les parents les plus cons de l’univers tout entier. J’ai voulu détourner ça. Le père de Juliette n’est pas parfait mais il est tendre et à l’écoute. Même chose pour le grand frère, je voulais éviter d’en faire une brute. Je voulais éviter aussi le cliché de la belle-mère sans gentillesse qui veut garder le père pour elle toute seule et voler sa fortune. Je voulais sortir du cadre des films sur des adolescents extrêmement torturés. Je voulais faire un vrai feel good movie, assumé bien humblement.

A l’inverse, j’ai voulu sauter à pieds joints dans certains clichés, de manière très réjouie. Le prof de sport, par exemple, est à la fois une caricature risible et la vraie manière dont je voyais mes profs de sport à l’époque – parce qu’évidemment je les détestais. L’ado qui se comporte comme un poète maudit aussi, c’est un cliché qui fonctionne encore sur un registre comique.

Comment as-tu trouvé l’équilibre idéal entre le ton bienveillant et un humour parfois bien vache ? Comment as-tu fait en sorte qu’on n’en vienne pas à se moquer de Juliette ?

La première étape, ça a été de donner beaucoup d’humour à Juliette et sa meilleure amie. En faire des personnages très vifs et avec du second degré permet au spectateur de les trouver brillantes et d’éventuellement s’attacher. A partir du moment où on a gagné le spectateur grâce à ce truc, on peut aller très loin et je dirais même que tout est permis. Il y a des moments vraiment cruels, comme les remarques des la mère d’Arnaud sur son poids, mais j’ai veillé à ce qu’on soit prêt à les entendre. Je voulais faire en sorte qu’on accepte d’aller vers des moments cruels mais sans perdre le sourire.

Quand c’est ironique c’est ironique. Mais quand c’est tendre et doux, on y va aussi. Il y a beaucoup d’effets formels dans le film, comme des split screens ou des ralentis. C’est une forme d’ironie dans la forme, qui vient nous rappeler qu’on est dans un film. Mais ce second degré pop disparait complètement dans les scènes émotives, par exemple entre Juliette et son père. A ce moment-là on est avec eux, la caméra se pose, sans distance stylistique. Je ne voulais pas d’un film pop de A à Z: ce sont les états de Juliette qui guident l’émotion du film. D’une certaine manière j’ai mis en scène le film comme l’aurait fait Juliette elle-même si dans un élan elle s’était inspirée de Jean-Luc Godard de façon très décomplexée (rires).

Je vais dire un truc qui n’est pas très à la mode, mais c’est un film bienveillant. La bienveillance, c’est mal reçu, c’est tout de suite consensuel et Bisounours. Je ne suis pas pour un cinéma gnangnan, loin de là, mais qu’on le veuille ou non, je pense que la bienveillance est la valeur de l’avenir, beaucoup plus que la performance. Même chez les cinéastes il y a cette obsession de la performance, cette tendance à faire toujours plus d’esbroufe, toujours en rajouter. Je trouve que c’est plus courageux de faire un film bienveillant qu’un film cruel. Si c’est fait de façon intelligente bien sûr.

Comment s’est passé le casting ? A-t-il été facile de trouver ta Juliette ?

Non ça a été très difficile. On a trouvé notre Juliette idéale, mais on l’a trouvée au tout dernier moment, alors qu’on était justement en train de se demander si on n’allait pas reporter le tournage. Dans les agences de casting, il n’y a que des petites filles parfaites et minces. Rien d’autre. Et en casting sauvage, on s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de bon moyen d’approcher ces filles-la. Vous imaginez ? Approcher dans la rue des filles de quinze ans très vulnérables sur leur pire complexe ? Sur toutes celles à qui on a proposé de passer des essais, aucune n’est venue. Il fallait des jeunes filles qui souhaitaient devenir comédiennes.

Alexane avait ce souhait-là depuis toute petite, elle est très naturelle, très douée, et surtout très mature. Je sentais que le film n’allait pas la traumatiser, alors qu’il y a quand même des scènes dures, confrontantes. Après des années difficiles, avec raison, elle s’accepte et s’aime. Elle me disait elle-même qu’elle se sentait enfin bien dans sa peau et qu’elle se sentait prête à porter le film. Elle en avait très envie. La scène ou elle pleure en se regardant le gras, elle n’avait pas le goût de le faire au début, mais c’est elle qui a demandé à la refaire jusqu’à ce qu’elle en soit satisfaite. Même moi je n’aurais pas souhaité faire ça devant la caméra, je ne m’accepte pas assez pour faire ça alors que j’ai 37 ans.

Dans mes films précédents, je ne filmais que des beautés classiques. Quelle réjouissance ça a a été de filmer enfin autre chose. Tous les jours on était heureux de la filmer avec son corps, ses gros cheveux roux, sa présence.

J’ai lu que tu admirais l’autrice américaine Laura Kasische, qui écrit beaucoup sur des adolescentes qui ne sont pas à leur place. Cela a-t-il été une source d’inspiration pour Jeune Juliette ?

Peut-être mais inconsciemment. J’ai lu et aimé ses romans, mais mes références pour ce film étaient ailleurs. J’ai pensé à plusieurs romans québecois de mon adolescence, qui vous ne connaissez pas ici. J’avais des modèles cinématographiques aussi. Je pense que certains sont assez évidents, comme Breakfast Club par exemple. Il y a aussi L’Effrontée de Claude Miller. C’est un film qui influence tout ce que je fais parce que j’ai dû le voir 50 ou 100 fois depuis que j’ai 7 ans ! A chaque fois j’en ai une nouvelle perception.Plus je grandis plus je trouve le film malsain (rires).

Quels sont les cinéastes que tu admires le plus ?

En ce moment, pour moi, le plus grand cinéaste vivant, c’est Andrei Zviaguintsev. Pourtant il n’y a rien de rien en commun entre ses films et Jeune Juliette (rires). Ses films m’écrasent de talent, plan après plan. Quand je les vois je suis tellement subjuguée que ça m’angoisse presque. J’ai un ressenti similaire avec les films de Paul Thomas Anderson.

As-tu remarqué des différences dans la manière dont le film est reçu en France par rapport au Canada ?

En France on me pose beaucoup de questions techniques sur les différences entre nos systèmes scolaires, mais en dehors de ça, les mêmes choses font rire et les mêmes choses touchent. La seule différence c’est qu’il y a sans doute un côté plus exotique pour vous. Les décors et le fonctionnement du lycée peuvent paraitre très américains, et peut-être que l’accent ajoute involontairement à la comédie. J’avais sortit Nuit #1 ici il y a dix ans, c’était une sortie beaucoup plus confidentielle. A l’époque j’avais ressenti de l’affection mais aussi beaucoup de paternalisme de la part des Français. On me disait « Oh la la on comprend rien quand vous parlez ». C’était un peu chiant, un peu condescendant. Je le ressens beaucoup moins aujourd’hui, et je ne pense pas que ce soit juste dans ma tête. Est-ce que c’est l’effet Xavier Dolan ? En tout cas la culture québécoise s’est enfin exportée. Il y a enfin de l’intérêt qui soit respectueux.

Quels sont tes projets ?

J’ai tellement fait d’heures de train durant cette tournée française que j’ai eu le temps de beaucoup écrire sur mon ordinateur ! Ça tombe bien parce que j’ai deux projets différents. L’un est encore une fois un projet bienveillant : c’est une comédie romantique un peu décalée sur des gens très, très dépressifs qui tombent en amour. L’autre projet ressemble plus à mes anciens films, plus existentiel et plus pointu. J’écris les deux et on verra bien lequel arrive en premier. Ça dépend de mon état mental. Quand je suis de bonne humeur je suis capable de plonger dans quelque chose de vraiment triste, mais quand j’angoisse sur l’avenir à 4 heures du matin, mieux vaut que je ne me lance pas dans de sombres projets (rires).

Entretien réalisé par Gregory Coutaut le 25 novembre 2019. Merci à Mathilde Cellier et Claire Viroulaud. Source portrait : Kelly Jacob.

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