Entretien avec Ann Oren

Parmi les pépites figurant dans la compétition courts métrages du dernier Festival de La Roche-sur-Yon, il y avait Passage de l’Israélienne Ann Oren. La vidéaste met en scène une personne s’occupant du bruitage d’un film avec des chevaux. La salle de cinéma devient le lieu de tous les passages : qu’il s’agisse de fluidité de genre ou de pont entre le réel et le merveilleux. Ann Oren est notre invitée de ce Lundi Découverte.


Quel a été le point de départ de votre film ?

L’idée de ce film a commencé avec l’art du bruitage. J’ai toujours voulu faire un film sur le bruitage, depuis que j’ai visité un studio spécialisé lorsque j’étais étudiante en cinéma, au début des années 2000. J’ai été très étonnée de tout ce qui se passe dans ces studios, de toute cette animation, de la manière dont les acteurs rejouent ceux à l’écran pour mieux convaincre les spectateurs que ce qu’ils regardent est réel. Beaucoup de gens ne se rendent même pas compte que cette profession existe. Alors je me suis demandé ce qui se passerait si le bruiteur doublait non pas une personne mais un cheval. Le titre Passage vient d’un mouvement de dressage, un trot très contrôlé avec suspension prolongée des foulées, et c’est aussi le mouvement du bruiteur dans le film.

De plus, je voulais que le film soit un double portrait : celui du cheval et du bruiteur, et que la connexion entre leurs corps se fasse par le son. Le son en tant que conteur majeur aide viscéralement à se projeter dans la fantaisie et à réfléchir sur les frontières entre l’humain et l’animal. Le premier son que j’ai dû lancer était en fait le cheval, car l’acteur a dû ensuite construire sa performance d’après celle-ci. Ensuite, j’ai eu de longues discussions avec le bruiteur Peter Roigk à propos de son processus de travail. Cela a également été une étape essentielle dans le développement du film. Et puis je cherchais la bonne personne pour l’interprétation.

Justement, pouvez-vous nous parler de votre choix de l’interprète queer Simon(e) Jaikiriuma Paetau pour ce rôle ?

Passage évoque la représentation des sexes dans le cinéma. En tant que cinéaste, c’est un sujet que je traite souvent dans mon travail, d’une manière ou d’une autre, mais c’est aussi quelque chose que l’on peut retrouver dans les premières expériences cinématographiques d’Eadweard Muybridge sur les chevaux en mouvement. Dans Passage, devenir un animal c’est se dissoudre complètement dans son propre travail, les bruiteurs peuvent s’identifier à cela, tout comme beaucoup d’autres types d’artistes qui travaillent seuls, dans l’ombre, pendant de longues heures.

Avant même toute considération sur le genre, Simon(e) Jaikiriuma Paetau est un.e interprète incroyablement unique. Iel m’a frappé comme le choix idéal pour ce rôle, car iel possède une présence très intense, un glamour naturel tel que je n’en avais pas vu depuis longtemps, et sa fluidité de genre le.a rend séduisant.e autant en homme qu’en femme. C’était très intéressant pour moi de travailler avec iel, et avec le cheval à l’écran en parallèle – d’ailleurs le genre du cheval demeure également un mystère pour le spectateur. Comme Simon(e) porte très peu de costumes et que son corps est accentué par la queue pulpeuse, sa position de genre est vraiment une question de performance, la sensation du moment, selon sa propre expression. Je pense que c’est un type d’interprète que nous avons besoin de voir beaucoup plus souvent et dans une grande variété de genres cinématographiques. La femme fatale classique et les stéréotypes de genre ont été épuisés au cinéma. J’ai trouvé là un.e interprète avec une présence enchanteresse, telle que je n’en avais pas vue depuis très longtemps.

Faites-vous une distinction entre la projection de votre film dans un festival de cinéma ou une galerie d’art, comme c’est le cas pour Passage ?

Oui, tous mes films ne se croisent pas. Comme j’existe entre le monde du cinéma et le monde de l’art, c’est une considération importante à prendre en compte lors de la préparation d’un film. Réfléchir à là où le film peut être montré détermine aussi l’échelle de production, et tous mes films ne se sont pas transversaux. En tant qu’artiste, lorsqu’on présente une œuvre basée sur le temps dans un espace d’art, on ignore si le spectateur va la voir dans son intégralité et plus important encore – à quel moment ils entreront dans la pièce et tomberont sur l’œuvre, de sorte que la chronologie du film ne devrait pas être trop rigoureuse. Passage est actuellement à l’affiche au centre Kindl d’art contemporain de Berlin, accompagné dans une installation par un voile olfactif et tactile qui ajoute quelque chose au lien que je fais entre le cinéma et les chevaux, et il y est diffusé en boucle.

Comme je voulais que les événements de Passage se déroulent en boucle comme un concept, c’était tout naturel. Cela ressemble à une projection, mais c’est surtout une installation cinématographique. Il était par exemple indispensable que je puisse y retranscrire correctement tout le travail fondamental sur le son. J’aime pouvoir partager un film à la fois dans le contexte du cinéma et de l’art, parce que les réactions y sont très différentes et recevoir ces différentes opinions me fait vraiment vibrer.

Qui sont les cinéastes qui vous inspirent ?

J’ai une liste à la fois longue et éclectique mais peut-être que, parmi ceux qui travaillent aujourd’hui, ce sont Michael Haneke, Lucrecia Martel et Harmony Korine. Mais les trois que je qualifierais de source d’inspiration pour Passage sont Alfred Hitchcock, Man Ray et l’animateur tchèque Jan Švankmajer.

Quelle a été la dernière fois que vous avez eu le sentiment de regarder quelque chose de nouveau, de découvrir un nouveau talent ?

Cela arrive presque tous les jours quand je me réveille.

Entretien réalisé par Nicolas Bardot et Gregory Coutaut le 8 octobre 2020. Un grand merci à Gloria Zerbinati.

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