Critique : Une histoire à soi

Iels s’appellent, Anne-Charlotte, Joohee, Céline, Niyongira, Mathieu. Iels ont entre 25 et 52 ans, sont originaires du Brésil, du Sri Lanka, du Rwanda, de Corée du Sud ou d’Australie. Ces cinq personnes partagent une identité : celle de personnes adoptées. Séparé.e.s dès l’enfance de leurs familles et pays d’origine, ils ont grandi dans des familles françaises. Leurs récits de vie et leurs images d’archives nous entraînent dans une histoire intime et politique de l’adoption internationale.

Une histoire à soi
France, 2021
De Amandine Gay

Durée : 1h40

Sortie : 23/06/2021

Note :

A L’ORIGINE

Une histoire à soi débute par des images d’archives. Dans un bref reportage télé en noir et blanc sorti d’un autre siècle, une voix-off chevrotante vante l’adoption d’enfants abandonnés comme comme un bienfait social et un acte de pureté morale à la fois. Dans ces images, l’espace entier est occupé par l’aura de la bonne action, sans la moindre place pour la nuance ou pour une considération du point de vue des enfants. Et si, une fois devenus adultes, ces enfants pouvaient reprendre le contrôle de cette histoire, leur histoire, que nous diraient-ils ? Amandine Gay (lire notre entretien) a interrogé cinq personnes ayant en commun d’avoir été adopté.e.s par des familles françaises et d’avoir été séparé.e.s de leur pays de naissance. Jamais présente à l’écran, la réalisatrice s’efface entièrement derrière une forme sans fioritures (une vertigineuse succession de photos de familles, c’est tout) et derrière les paroles des interviewé.e.s. Celle-ci n’est jamais entravée, ni même contrebalancée ou commentée par des experts ou quiconque de non-concerné.

Les interviewé.e.s du film racontent leur parcours à la recherche de leurs origines. Leurs récits se répondent, se nuancent, se renforcent l’un l’autre en un passionnant flux narratif. Ce dont ils et elles font état, c’est d’un triple travail de découverte. Tout d’abord une enquête digne d’un détective privé (parfois au sens propre, avec des rencontres et voyages en cachette), puis une vaste opération de déconstruction. « L’adoption est une usine à fantasmes » est-il effectivement expliqué d’emblée. Fantasme de la chance et de la reconnaissance que devraient ressentir les adopté.e.s (pourquoi n’estime-t-on jamais que ce sont au contraire les parents adoptants qui devraient être reconnaissants envers leur enfant ?), mythe du sauveur humanitaire occidental, entretenu par un imaginaire colonialiste et paternaliste… ces images d’Épinal ont la peau dure, et peuvent se transmettre de parent à enfant. Car être adopté, c’est devoir composer en cachette avec l’opacité de ses origines, et n’avoir que son imagination (donc ses propres fantasmes) pour combler le non-dit familial ou les éventuelles bribes de récit.

Et quand l’imagination ne suffit plus, les interviewé.e.s d’Amandine Gay n’ont qu’un mot à la bouche : reprendre le contrôle de son histoire. Et pour cela, le troisième travail est sans doute le plus fondamental : c’est l’acte de faire récit de son parcours. Lui donner un ordre, un chronologie, une logique, mais également le verbaliser, le raconter. Les nombreuses lettres intimes apparaissant çà et là ne sont d’ailleurs pas seulement montrées, elles sont lues à voix haute. En ne mettant en scène rien de plus et rien de moins que cette parole, Amandine Gay lui redonne toute la place qu’elle mérite. Telle une marée calme et puissante qu’il faut laisser monter, il faut raconter toutes ces paroles qui ont été tues, les questions enfantines restées sans réponses, les non-dits jamais abordés frontalement, le flou politique sur la question de l’adoption.

L’histoire personnelle de la cinéaste n’est pas abordée ici mais celle-ci fait directement écho aux parcours de ses intervenant.e.s. Sa démarche de réalisatrice épouse aussi le triple travail en question : interrogeant les mémoires intimes et collectives (d’autres reportages d’archives font parfois surface), elle nous invite à une remise en question des idées reçues, retourne nos croyances avec une aisance et une sagesse confondantes, clôturant son film avec une invitation généreuse et pleine d’espoir à redéfinir la notion de famille. Le passionnant flux de narration qu’elle parvient à mettre en scène est d’autant plus puissant et touchant qu’il vient irriguer une forme aux apparences minimalistes. Pour reprendre le titre de son précédent film, Une histoire à soi est un film qui à sa manière, ouvre aussi la voix.


>> A lire également : notre premier entretien avec Amandine Gay, réalisé en 2018

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par Gregory Coutaut

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