Critique : Les Travaux et les jours

« La première règle en agriculture est de ne pas chercher la facilité. La terre exige des efforts » (Géorgiques, Virgile). Les Travaux et les Jours est une chronique qui raconte, au fil des saisons, le quotidien d’une agricultrice, Tayoko Shiojiri, dans un village des montagnes de la région de Kyoto, dessinant le portrait d’une femme, d’une famille, d’un terrain, d’un paysage sonore et d’un autre rapport au temps.

Les Travaux et les jours
Japon / Etats-Unis / Suède, 2020
De Anders Edström, C.W. Winter

Durée : 8h38 (en trois parties)

Sortie : 22/06/2022

Note :

LA TRAVERSÉE DU TEMPS

Les Travaux et les jours est à peu près aussi long que son titre original, The Works and Days (of Tayoko Shiojiri in the Shiotani Basin) : le second film du Suédois Anders Edström et de l’Américain C.W. Winter dure en effet plus de 8 heures. Ce pourrait être un détail, mais cette durée fait pleinement partie de l’expérience proposée par le long métrage. On pense immédiatement aux films-mondes d’un Lav Diaz mais le ressenti est très différent et la comparaison ne tient jamais : à la lente fluidité hypnotique et au lyrisme magique du Philippin, les deux cinéastes privilégient un naturalisme dont les scènes, régulièrement, sont courtes. Une tonne de scènes et une tonne de détails pour décrire tout un micro-monde en micro-événements.

Les news de la radio locale n’annoncent pas grand chose (la projection d’un film avec Shinobu Terajima, un spectacle à l’école), le conseil municipal a vite fait le tour de ce qui se passe au village (même la prolifération de vipères est traitée comme une blague). Il est souvent question de rien dans Les Travaux et les jours. La livraison des radis blancs, le soin apporté aux tombes, le visionnage de Voyage à Tokyo à la télé – autant de détails qui constituent le quotidien. Et qui constituent la communauté, comme un bain au sento du coin ou de longues discussions éméchées à dire des bêtises en pleine nuit.

Le jour se lève et la nuit tombe vite. Il y a beaucoup de scènes de nuit dans Les Travaux et les jours, des scènes où l’on distingue ici une faible lumière derrière une fenêtre, là le relief de la montagne, ici la silhouette d’un marcheur émergeant de l’ombre. Il y a aussi un certain nombre d’écrans noirs, autant de portes vers l’imaginaire, de respirations où l’on voit ce que l’on entend : des ronronnements, le bruit d’un ruisseau, le chant des grenouilles. Ce n’est pas le récit d’un champêtre pittoresque, c’est juste ainsi que Edström et Winter essorent l’expérience du lieu : par la logorrhée d’images mais aussi par l’absence d’images, par la richesse des sons mais aussi par le silence.

Quelque part entre un clip de Björk et un film de Naomi Kawase, la nature dans Les Travaux et les jours a une fonction narrative centrale. « C’est comme si les arbres parlaient » dit-on, et l’héroïne confie à son époux que les fleurs attendent son retour. Ici un torrent déchainé, là du bois mort. Un jour ensoleillé ou le grondement lointain de la montagne. Le film établit un pont fascinant entre l’ultra-simplicité et l’abstraction totale, comme lorsqu’un monochrome blanc se révèle être un nuage. 300 ans, c’est un grand âge pour un arbre, qu’est-ce que ces 8 heures peuvent être à l’échelle de la nature ou à l’échelle humaine ?

C’est le prodige de cette œuvre unique qui, en s’échinant à filmer une somme de riens raconte tout : le temps, une journée heureuse ou ennuyeuse, l’histoire d’un couple, la nature humaine et ce qu’il en saisit. Il abolit toute pertinence d’une frontière entre fiction et documentaire et nous fait vivre une immersion rare et bouleversante dans un lieu en particulier, un monde secret – mais en ce monde se cachent mille mondes plus proches qu’on ne le croit. Couronné à la Berlinale dans l’excellente section EncountersLes Travaux et les jours est un petit chef d’œuvre qu’on imagine assez inoubliable.

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Nicolas Bardot

Partagez cet article