A voir en ligne | Critique : Sortilège

Dans une caserne en Tunisie, un jeune soldat informé du décès de sa mère se voit accorder une permission. Il déserte et s’enfonce dans une mystérieuse forêt…

Sortilège
Tunisie, 2019
De Ala Eddine Slim

Durée : 2h00

Sortie : 19/02/2020

Note :

QUELQUE PART DANS LE TEMPS

Il y a des films qui sont comme une bonne paire de chaussons, c’est-à-dire qu’ils offrent le plaisir négligeable du confort et de la familiarité. A l’inverse, certains films sont comme des bottes de sept lieues. Ils nous projettent soudain dans des mondes insoupçonnés, nous font brutalement décoller du plancher des vaches pour nous amener très loin, très vite, quitte à nous secouer. Sortilège (Tlamess) appartient à cette deuxième famille. Celle des films fous, qui n’ont peur ni du ridicule ni de l’ambition, et qui en prenant le risque de nous perdre, gagnent au contraire tout en retour.

« Ce que je vais vous dire ne va sans doute pas vous surprendre » semble nous prévenir l’une des première lignes de dialogue film. Quelle ironie, car non seulement il n’y aura quasiment plus aucune phrase de prononcée par la suite, mais Sortilège ne va faire que ça : nous surprendre. Il y a bel et bien un fil narratif dans l’histoire de ce soldat à qui l’on confie une semaine de permission suite à un décès. Mais à quel moment comprend-on que l’incroyable expérience de spectateur qui nous attend nécessite justement de ne plus suivre ce fil, et laisser les conventions narratives de coté ?

Quand réalise-t-on que le film a quitté terre, et nous avec ? A mi-film ? Dans les nombreux tours de force visuels de sa première partie (une caméra survolant la ville dans un fascinant travelling arrière, une autre fuite en avant qui hypnotise à force de ne plus finir) ? Dès l’arrivée de la formidable bande originale, comme un orage sonore qui hypnotise ? Dès l’apparition furtive, dans le touts premiers plans, d’un clin d’œil à 2001, l’odyssée de l’espace ? Sur les pas du protagoniste, la caméra avance encore et toujours, elle traverse la brume, la nuit, la forêt, le ciel, sans rien qui semble pouvoir l’arrêter. Jusqu’où ?

Ceux qui ont vu le précédent film d’Ala Eddine Slim (lire notre entretien), le déjà singulier et enthousiasmant (et muet) The Last of Us savent que le cinéaste tunisien n’a pas peur des frontières cinématographiques. Il les enjambe à nouveaux à pas de géant, à coups de trouvailles et visions qui laissent béat d’admiration : celle entre la fable et le réel, entre le monde des vivants et celui des morts, entre le règne humain et le règne animal, entre le passé et le futur, mais aussi – de façon presque plus inattendue encore – la frontière entre hommes et femmes. Ce qu’il reste quand on a fui tout cela, le monde dans lequel on se retrouve alors, voilà ce que Slim met en scène.

Les soldats fantomatiques que l’on suit dans les premières scènes semblent faire écho à ceux des films d’Apichatpong Weerasethakul. Mais ce n’est ni un simple clin d’œil ni un hasard si les personnages principaux de Sortilège sont un soldat (soit ce qu’un homme peut faire de plus viril) et une femme au foyer enceinte (la vision la plus soi-disant féminine d’une femme), et qu’aucun des deux ne se sent à sa place. C’est comme si leur décalage (avec le monde qui les entoure, leur identité, leur genre) servait ici de clé pour un gigantesque changement de paradigme à venir. Sortilège plonge dans la magie à très grande échelle, comme si on avait pris le monde pour le retourner comme un Rubik’s Cube. Il fallait un talent fou pour être à la hauteur de ce pari. C’est chose faite.


>>> Sortilège est disponible en vod sur la page de Potemkine

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article