A voir en ligne | Critique : Little Joe

Alice, mère célibataire, est une phytogénéticienne chevronnée qui travaille pour une société spécialisée dans le développement de nouvelles espèces de plantes. Elle a conçu une fleur très particulière, rouge vermillon, remarquable tant pour sa beauté que pour son intérêt thérapeutique. En effet, si on la conserve à la bonne température, si on la nourrit correctement et si on lui parle régulièrement, la plante rend son propriétaire heureux…

Little Joe
Autriche, 2019
De Jessica Hausner

Durée : 1h45

Sortie : 13/11/2019

Note :

FLEUR SAUVAGE, DOUX PRÉSAGE

La menace invisible qui semble rôder dans les couloirs d’Hôtel, le mystérieux miracle espéré dans Lourdes, la fantaisie zinzin et quasi-vampire de Amour fou : l’étrange a toujours eu sa place dans le cinéma de l’Autrichienne Jessica Hausner (lire notre entretien). Avec Little Joe, c’est néanmoins la première fois qu’elle met directement les pieds dans le cinéma de genre, ici de science-fiction.

Little Joe raconte l’histoire d’une phytogénéticienne travaillant sur le développement d’une fleur qui rend heureux. L’héroïne est adorable, avec sa coupe de cheveux mi-Maren Ade mi-Boule. A vrai dire tout est visuellement délicieux dans Little Joe : les maisons de poupées, les vêtements qui ressemblent souvent à des costumes, même les pâtisseries de la cantine sont pastel et rococos. A propos de Amour fou, nous notions : « les décors bourgeois minimalistes, enfermés dans des cadres précis et presque géométriques, prennent l’allure de chambre rouge de Twin Peaks, de maison fantôme où personne n’utiliserait vraiment les meubles ». Hausner poursuit le geste ici, en abordant la direction artistique comme un passionnant outil narratif.

Car toute cette séduisante douceur visuelle crée un décalage, laisse une place aux fêlures. Comme si cette beauté léchée était là pour nous engourdir. Le sentiment de menace dans Little Joe s’exprime la plupart du temps en pleine lumière. Hausner est très bonne pour capturer ce moment où vacillent les certitudes, pour filmer le bizarre et l’invisible sans qu’un point clignotant n’apparaisse en bas de l’écran pour nous signaler quand le film bascule. C’est l’art de ce subtil slowburner qui nous donne le sentiment d’être entré dans un manège à la lenteur étourdissante.

Comme pour la direction artistique, Hausner se sert brillamment de la caméra comme d’un outil narratif et invisible ; on pense notamment à cette idée superbe de dialogues entre deux protagonistes filmés à chaque extrémité du cadre tandis que la caméra s’avance, s’avance, s’avance… jusqu’à ce que les personnages, qui continuent à parler, n’apparaissent plus qu’à moitié, n’apparaissent plus du tout. La caméra poursuit son mouvement, filme tout autre chose, comme si l’on adoptait le point de vue de cette fleur magique, de son pollen qui se diffuse – comme si la caméra elle-même l’avait respirée.

Le film, visuellement, est une splendeur. Les choix esthétiques sont originaux, les cadres inventifs. Et c’était une clef dans cette histoire aux figures scientifiques assez archétypales. A quelle époque se déroule cette histoire ? S’agit-il d’humains ou de zombies ? La mise en scène éveille les questions, le film nous dit et nous perd en même temps, à l’image de l’usage curieux de la musique (empruntée au Japonais Teiji Ito, collaborateur de Maya Deren). On croit, à partir de son postulat, savoir ce que peut être Little Joe. Mais le film est suffisamment subtil, riche, ambigu et intelligent pour changer régulièrement de sujet.

C’est un pur film de SF sur des savants fous. C’est une fable réaliste sur les manipulations génétiques. C’est une fantaisie drolatique et surréelle. C’est un film sur la maternité. C’est un film sur les mécanismes misogynes. C’est un film-mental sur le réprimé, l’empathie, les desirs inconscients. Les personnages finissent par ne plus rien savoir des autres dans Little Joe ; on finit nous-mêmes par ne plus savoir précisément quel est ce film – et c’est une immense qualité.

Le jury cannois a eu l’excellente idée de décerner à Emily Beecham le prix d’interprétation. Excellente idée à plus d’un titre car Beecham parvient à faire des miracles de nuances avec un personnage quasi-impossible à jouer. Ensuite parce que voilà une performance qui ne réclame pas son prix en tapant du poing et des pieds. Enfin parce que, dans ce film très cérébral, où l’émotion glacée est essentiellement guidée par le visuel, les personnages (et les acteurs qui les incarnent) ont aussi leur mot à dire. Hausner fait de son héroïne une figure complexe remplie de contradictions, et se dessine peu à peu le point de vue féministe (qu’on n’avait guère anticipé) du long métrage.

Alice est une mère célibataire et brillante scientifique, mais elle vit dans un monde où règne le mansplaining, où le gentil garçon qui veut la charmer décide qu’il peut l’embrasser quand il le désire ; sa manie de dire non fait d’elle une personne étrange et un oui signifie qu’elle est enfin raisonnable. Le film est une fable, mais comme toutes les bonnes fables, ce qu’il décrit est ô combien réel – qu’il s’agisse de la nature humaine ou des rapports sociétaux. Et tout reste très doux, mettant en valeur le malaise glaçant d’un monde où pour être heureux, il faut s’endormir et s’en aller vivre à Stepford.


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par Nicolas Bardot

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