Critique : Il Buco

En 1961, des jeunes spéléologues ont entrepris de découvrir la cavité la plus profonde dans la partie sud de l’Italie, un endroit oublié dans une terre oubliée.

Il Buco
Italie, 2021
De Michelangelo Frammartino

Durée : 1h33

Sortie : 04/05/2022

Note :

DANS L’ABIME DU TEMPS

Ce n’est pas peu dire qu’on attendait de pied ferme le retour de Michelangelo Frammartino, puisque ce sont onze années qui se sont écoulées depuis son précédent film, Le quattro volte, et dix-huit ans depuis celui d’avant, le tout aussi formidable Il dono. Il a fallu être patient pour enfin pouvoir découvrir Il Buco, aussi patients que les spéléologues du film avançant, sans savoir à quoi s’attendre, dans les tréfonds d’une grotte inexplorée. Cette grotte, c’est l’abismo del Bifurto, située en Calabre et explorée pour la première fois en 1961. C’est cette exploration que Frammartino porte à l’écran, mais le terme reconstitution de rend pas justice à l’ambition et la singularité artistique de son entreprise.

Ni clairement fiction ou documentaire, Il Buco est tout d’abord un film sans dialogues. Il y a bel et bien des acteurs dans le film, mais peut-on réellement dire qu’ils interprètent des personnages à proprement parler quand ils sont privés de toute contextualisation narrative (ils n’ont ni nom ni histoire) et qu’ils n’ont pas plus d’importance que les autres éléments de la nature autour d’eux ? Cette formule, presque magique, était déjà celle des précédents films du cinéaste. Sa caméra suit les explorateurs sous la surface de la terre (les claustrophobes sont prévenus) , capte leur avancée de façon factuelle, mais filme tout autant la vie paisible qui suit son cycle naturel et placide à la surface : des fourmis marchant parmi les herbes, un vieil homme qui se meurt, des nuages qui s’en vont au loin. A la surface, l’entrée de la grotte n’a l’air que d’une faille presque invisible. Le monde, lui, continue de tourner, et il faut effectivement un sacré talent poétique pour le mettre en scène.

Les costumes et les accessoires (harnais, bougies) sont les seuls indices qu’Il Buco se situe dans les années 60. C’est suffisamment discret qu’on se demanderait presque par moments pourquoi Frammartino a pris la peine de situer son film dans le passé. Ce décalage participe pourtant à son impressionnant travail sur les échelles. Les paysages à l’intérieur et l’extérieur de la grotte n’ont pas changé depuis des siècles. Y juxtaposer des tenues ne correspondant qu’à un point ponctuel et révolu de l’histoire humaine crée un vertige plus puissant encore que des habits contemporains. En filmant cette grotte, Frammartino met en scène plusieurs gouffres, plus immenses encore : celui entre l’homme et la nature, le passé et le présent, le connu et l’inconnu, le monde prosaïque et le monde invisible. Un splendide point de vue, sur lequel le film stagne un peu trop.

Si émouvante et ambitieuse soit elle, la lente découverte de cette grotte (qui épouse le rythme lancinant des tout petits pas des spéléologues), n’offre pas un extraordinaire éventail de variations. Le gouffre en question est un dédale, qui se termine en cul de sac. Le film parait lui même avoir la frustrante volonté de ne pas souhaiter se rendre d’un point A à un point B. Comme s’il voulait plutôt se déplacer verticalement autour d’une même idée. Cela rend par moments l’ensemble étonnamment froid, davantage mental que physique. Au final, Il Buco invite pourtant le spectateur, mais pas de façon traditionnelle. C’est paradoxalement quand Frammartino filme le noir total, quand seuls les bruits ou quelques ombres peuvent nous renseigner sur l’immensité folle des lieux, qu’il nous accueille le plus. Plus fortes que n’importe quel effet 3D, ces scènes génèrent une puissante perte de repères géographiques et temporels. Frammartino se joue littéralement des frontières, combien de cinéastes peuvent se vanter d’une telle liberté ?

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par Gregory Coutaut

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