Critique : First Cow

Au début du XIXe siècle, sur les terres encore sauvages de l’Oregon, Cookie Figowitz, un humble cuisinier, se lie d’amitié avec King-Lu, un immigrant d’origine chinoise. Rêvant tous deux d’une vie meilleure, ils montent un modeste commerce de beignets qui ne tarde pas à faire fureur auprès des pionniers de l’Ouest, en proie au mal du pays. Le succès de leur recette tient à un ingrédient secret : le lait qu’ils tirent clandestinement chaque nuit de la première vache introduite en Amérique, propriété exclusive d’un notable des environs.

First Cow
Etats-Unis, 2019
De Kelly Reichardt

Durée : 2h02

Sortie : 20/10/2021

Note :

CE QUI NOUS LIE

Qu’est-ce qui lie Wendy à sa chienne Lucy ? Qu’est-ce qui lie les deux héros de Old Joy ? Ou « certaines femmes » dans son précédent long métrage ? Les liens entretenus entre eux par les protagonistes de Kelly Reichardt se passent souvent d’explications mais ne sont pourtant jamais évidents. Ses personnages sont écrits avec une profonde bienveillance, regardés avec honnêteté et empathie et ils semblent tous exister en chair et en os. First Cow ne fait pas exception – le film est un nouveau trésor, et on en sort avec le même sentiment qu’avec ses précédents longs métrages : ce cinéma-là est d’une telle humanité qu’il semble avoir le pouvoir de rendre meilleur.

On reconnaît très vite la finesse du style de la réalisatrice. Son attention portée aux détails est une nouvelle fois remarquable – la main qui saisit des champignons lors d’une cueillette, l’épaisseur de la mousse dans laquelle les pieds s’enfoncent, un curieux lézard que l’on retourne délicatement, le tout au son exquis d’une autoharpe. Mais les détails chez Reichardt révèlent toujours quelque chose de plus grand. La nature est joliment bucolique certes, mais elle peut avaler les personnages, ils peuvent s’y cacher comme en émerger. Et lorsque la cinéaste filme littéralement un voyage dans le passé, c’est la nature elle-même qui sert de passage et de césure.

« Un arbre, ça ne pousse pas comme ça : il faut du temps », entend-on dans First Cow. Le long métrage est un nouveau slowburner dont l’architecture de cristal se constitue peu à peu. On croit reconnaître les figures familières du western, mais comme dans La Dernière piste voire dans Certaines femmes, elle dépouille le genre de ses clichés (essentiellement masculins). Son héros ne correspond d’ailleurs pas du tout aux canons classiques de brutes viriles : c’est un rêveur qui fait la cuisine et qui garde le bébé lorsque les gaillards se cognent. Ce serait réducteur de faire de First Cow un film sur la masculinité mais cela fait sans aucun doute partie des multiples pistes d’un film qui ne se limite pas à un sujet.

L’expression first cow désigne la vache sacrificielle qu’on peut envoyer traverser un fleuve dont on ignore la profondeur. Il est certes question de vache dans le long métrage de la réalisatrice, mais surtout de protagonistes qui sont des outsiders dans cette région désignée comme une « terre d’abondance ». Des pionniers, d’une certaines manières, qui tentent de traverser un fleuve trop profond pour eux. Les figures du pouvoir sont ici d’une vanité ridicule, une meute qui ne donne que l’illusion d’une civilisation. A l’opposé, Cookie et King Lu sont d’une pureté assez bouleversante sans que leur relation ne soit jamais mièvre. C’est là qu’intervient une dimension de conte : un plan sur un majestueux hibou, sur un ciel incroyablement étoilé, sur une rame qui s’enfonce dans la rivière, et nous voici presque propulsé dans La Nuit du chasseur.

Une citation de William Blake ouvre First Cow : « L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié ». Comme d’habitude chez Reichardt, le monde semble vu au microscope, scrutant des micro-aventures (ici, deux hommes qui prennent le lait d’une vache pour faire des gâteaux). Mais la cinéaste sait faire résonner l’infiniment petit comme l’infiniment grand – à l’image de cette poignante aventure de poche qui traverse le temps.

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par Nicolas Bardot

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