A voir en ligne | Critique : Les Étendues imaginaires

Singapour gagne chaque année plusieurs mètres sur l’océan en important des tonnes de sable des pays voisins – ainsi que de la main d’œuvre bon marché. Dans un chantier d’aménagement du littoral, l’inspecteur de police Lok enquête sur la disparition d’un ouvrier chinois, Wang, jusqu’alors chargé de transporter des ouvriers. Après des jours de recherches, toutes les pistes amènent Lok dans un mystérieux cybercafé nocturne.

Les Étendues imaginaires
Singapour, 2018
De Yeo Siew Hua

Durée : 1h35

Sortie : 06/03/2019

Note : 

LA MALADIE DU SOMMEIL

Une enquête sur une disparition autour d’un chantier où triment des travailleurs immigrés, un flic insomniaque et taiseux, des marginaux poussés au crime par l’adversité.. à première vue, Les Étendues imaginaires réunit tous les éléments du film policier urbain. Mais un film policier particulièrement classe et mystérieux à la fois, où les situations les plus sordides se retrouvent noyées dans l’étonnante lumière rose des néons. On pense un instant au chinois Black Coal et son traitement visuel déjà chatoyant, on pense voir se dérouler à l’avance le récit de cette enquête, mais comme le dit au héros une mystérieuse jeune fille : « Comment peux-tu être sûr que je ne t’ai pas déjà hypnotisé ?« .

L’action des Étendues imaginaires se déroule dans un lieu bien particulier. Singapour gagne en effet chaque année plusieurs mètres sur la mer en créant de nouvelles terres de long du littoral. Pour cela, l’état importe des tonnes de sable, et crée des chantiers anonymes où travaillent majoritairement des travailleurs immigrés et/ou clandestins, eux aussi venus des pays voisins. Le résultat est un territoire sans cesse changeant, en devenir, sans histoire et au développement incertain, mais aux origines géographiques paradoxalement multiples. Lorsque qu’un couple s’embrasse en cachette sur une de ces plages artificielles venues d’on ne sait plus où (« imaginons qu’on est en Malaisie« ), on a comme l’impression que la scène sort d’une dimension parallèle, qu’elle n’a presque pas réellement lieu.

Et quand un immigré s’évapore dans ces interstices-là, alors même que les autorités ont tout intérêt à garder secrètes son identité et sa disparition, où faut-il le chercher ? Lok, détective singapourien, enquête sur ce qui a pu arriver à Wang, jeune travailleur chinois sur un de ces chantiers. Dans un scène-clé, tandis que Lok fouille le littoral, il s’opère à l’image un basculement discret. Alors même que la caméra épouse le point de vue de Lok et se concentre vers un potentiel indice, avant même que le zoom soit terminé, nous voilà transportés dans un flash-back. A l’image rien n’a changé, le lieu est le même, mais la réalité est cette fois autre :  Lok n’est plus là et nous suivons l’histoire de Wang.

Entre galère et plans drague, Wang essaie de trouver sa place. Tandis qu’il veut venir en aide à ses collègues exploités, il a l’impression d’être poursuivi par un détective. Ces deux histoires sont-elles la même ? Ont-elles lieu au même moment ? L’une après l’autre ? Lok l’insomniaque explique que tous ses derniers rêves étaient prémonitoires, tandis que Wang choisit de se réfugier dans les jeux de réseaux et leur réalité virtuelle. Dès lors, qui rêve de qui ? Qui fantasme quoi ? Où est la vérité dans ce territoire éphémère, sans frontière géographique ou historique fixe ?

Les Étendues imaginaires superpose les niveaux de lecture avec une dextérité et une aisance remarquable. Le film peut aussi bien se voir et s’apprécier comme un polar nerveux et réussi, comme un témoignage social sans concessions sur les conditions de vie des immigrés soumis à la corruption et la violence, comme métaphore d’une solitude urbaine, et/ou comme un excitant jeu de miroir narratif. Il y aurait un parallèle intéressant à faire avec le récent In My Room, de l’Allemand Ulrich Köhler, où un jeune homme sans histoire s’imagine en héros d’une réalité qui le dépasse, et où les codes du film de genre traduisaient une sorte de fantasme sur la manière de fuir le monde d’aujourd’hui.

Et en filigrane de chacune de ces pistes, il y a cette passionnante topographie d’un monde presque « imaginé » : les marges oubliées d’une ville milliardaire, où chacun vient d’ailleurs et parle une langue étrangère, et d’où personne ne peut vraiment fuir. L’histoire contemporaine de Singapour, c’est l’histoire de cette terre venue d’ailleurs, mais surtout l’histoire de ces hommes et femmes venus d’ailleurs et qui rendent le pays plus grand – au sens propre. C’est l’histoire amère d’un serpent qui, en oubliant son histoire, se mord la queue. L’histoire d’une maladie du sommeil : celle des rêves inaccessibles et d’un réconfort qui ne vient jamais.


>>> Les Étendues imaginaires est à voir en vod sur UniversCiné

| Suivez Le Polyester sur Twitter, Facebook et Instagram ! |

par Gregory Coutaut

Partagez cet article