Critique : La Saison du diable

1979. Au plus fort de la loi martiale instaurée par le président Marcos, quelques villageois rebelles tentent de résister …

La Saison du diable
Philippines, 2018
De Lav Diaz

Sortie : 25/07/2018

Note : 

« Toute santé mentale va bientôt disparaitre » nous prévient l’un des personnages de La Saison du diable, cauchemar hébété d’une lenteur radicale, sur lequel pèse une menace infernale. La jungle des films de Lav Diaz (lire notre entretien) a toujours eu l’air plus ou moins hantée. Elle l’est ici très concrètement, à la fois par les miliciens de Marcos et par des créatures mythologiques. Ceux-ci se confondent d’ailleurs, dans un geste allégorique déjà utilisé avec talent par le cinéaste dans l’incroyable From What is Before. Face à cette double menace, prisonniers d’une forêt dont la légende dit qu’elle peut avaler les hommes et leurs secrets, une poignée de villageois rebelles tentent de rester en vie et de lutter.

Mais comment ne pas devenir fou quand les soldats possèdent plus d’un visage, prennent les traits des créatures monstrueuses, et s’expriment dans un langage imaginaire ? Comment rester sûr de qui l’on est quand la frontière entre animaux, démons et humains est volontairement estompée? Racontée par Lav Diaz, la dictature de Marcos est faite de fusillades, viols et tortures, mais pas seulement. Elle est aussi faite de terreur psychologique, où le pouvoir en place cherche à imposer de nouvelles croyances, de nouvelles idoles, fait reculer les frontières du réel. La tragédie est plongée dans les ténèbres au sens propre comme au sens figuré.

Il y a pourtant moins de magie et de surnaturel dans La Saison du diable qu’on ne pourrait le croire. On n’y retrouve pas toujours la dimension épique et mythique qui emportait même des récits aussi concrets que celui de La Femme qui est partie par exemple. Ce dernier Lav Diaz est en quelque sorte un peu plus âpre, peut-être même un peu plus difficile d’accès. C’est qu’après avoir déjà montré par le passé le pandémonium et le bestiaire de cette dictature, il se focalise ici progressivement sur ce qui se passe derrière cet écran de fumée. Quand les rebelles sont tous sacrifiés, quand il ne reste plus personne pour croire aux leurres de Marcos, que reste-il à montrer sinon la misère, la folie, un enfer des plus concrets ? On peut trouver que La Saison du diable perd en richesse métaphorique, mais la démarche de Lav Diaz est toujours d’être à la fois un conteur et un éducateur. Le carton à l’ouverture du film l’annonce d’emblée : ce que nous allons voir est un conte, mais également un hommage à de véritables camarades du cinéaste tombés pendant la rébellion.

Même façon d’utiliser les métaphores pour mieux aborder le réel, même étirement du temps qui passe pourtant comme un rêve, même magie de se perdre dans des compositions hallucinées en noir et blanc, d’une beauté unique. Et pourtant, d’une certaine manière, La Saison du diable est encore plus radical que les films précédents du cinéaste. Ce qui n’est pas peut dire. Ces 3h53 sont en effet presque entièrement dépourvues de dialogues. Ou plutôt : les dialogues ont tous été remplacés par des chansons. Des chants a capella aux allures improvisées, des complaintes en forme de mantras tristes, répétés jusqu’à l’angoisse, la frustration. Un simple leitmotiv en forme de « la la la », à la fois comptine absurde et invocation maléfique, suffit à amener la terreur dans chaque scène où on l’entend. Ovni parmi les ovnis, le résultat est parfois irritant mais toujours stupéfiant. Parfois au bord du rire, mais comme les plus grands artistes, Lav Diaz se moque de prendre par moment l’éventuel risque du ridicule, il sait que c’est le chemin le plus sûr vers le sublime.

par Gregory Coutaut

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