Critique : Les Héritières

Chela, la soixantaine, appartient à la petite bourgeoisie paraguayenne et est forcée d’affronter la vie alors que son héritage est en train de disparaître et que sa compagne est envoyée en prison.

Les Héritières
Paraguay, 2018
De Marcelo Martinessi

Durée : 1h38

Sortie : 28/11/2018

Note : 

REGARDE LES RICHES

Dès les tout premiers plans, Chela se cache. Elle est chez elle, et pourtant elle observe par l’embrasure de la porte des inconnues dans son salon. Des dames bourgeoises, ses semblables, y déambulent chéquier à la main comme si elles étaient venues faire leur choix dans la vitrine du Juste Prix.

Cette première scène traduit d’emblée la finesse d’écriture du réalisateur paraguayen Marcelo Martinessi (lire notre entretien), dont c’est ici le premier long métrage. Rien n’est clairement énoncé, mais tout est suggéré, même le plus dramatique : le manque d’argent, l’héritage dilapidé, la honte, et cette façon bien particulière que va avoir l’héroïne d’être la spectatrice hagarde de ses propres mésaventures, de voir sa propre vie domestique cachée derrière un trou de serrure. Il faut d’ailleurs souligner le charisme de l’actrice Ana Brun, dont c’est la toute première apparition à l’écran. Interpréter avec retenue un personnage déjà en retrait pourrait donner un résultat aride. Grâce à elle, Chela est au contraire d’une ambiguïté enthousiasmante. Quand elle refuse de quitter sa couette pour aller en soirée, faut-il la trouver dépressive ou tête à-claque? Malade ou malade imaginaire?

Dans sa maison, Chela règne (au point de suggérer à sa femme de ménage de mettre plus de déodorant). Dehors, elle est une fillette abandonnée, au bord des larmes. Elle voudrait vivre recluse, mais se retouve obligée de sortir gagner de l’argent. Faut-il en rire? Ce qui l’attend dehors, elle l’ignore et le redoute. Ce qui l’attend, nous ne le savons pas plus, et Marcelo Martinessi s’amuse ainsi à jouer avec nos attentes, nous plongeant dans le même drôle d’état que son héroïne.

Les Héritières multiplie les (fausses) pistes scénaristiques (le film de femme en prison, le film de bonne, la comédie romantique, le portrait social, la parabole politique..) – quitte à prendre parfois son temps et semer certains spectateurs qui préfèrent les films qui restent dans la même case. Tout du long, le film jongle surtout harmonieusement avec plusieurs tons inattendus : ni femme-courage en rébellion, ni martyre jetée en pâture aux éléments, Chela est tantôt la victime d’une farce cruelle à l’humour bien vache, tantôt une héroïne attachante en pleine renaissance.

Ici, l’humour n’empêche pas du tout la bienveillance. Et la bienveillance n’empêche jamais la subversion. De la subversion, il y en a dans la nature même du projet : un film au casting duquel il n’y a, mine de rien, aucun homme (les très rares mecs n’y ont pas plus d’une seule réplique) ou aucune personne de moins de quarante ans. Un drame centré sur un couple de femmes, dont l’homosexualité – jamais cachée – n’est pourtant jamais un enjeu du scénario. Sur ce dernier point, il y a d’ailleurs bien des choses à dire, car il y a là encore une grande finesse dans la manière de suggérer en filigrane des pistes émouvantes et inattendues. Mais Les Héritières réserve son lot de surprises, et mieux vaut ne pas les déflorer.

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par Gregory Coutaut

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